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Inde, 2009

J’ai appris à traverser la rue

Chacun a déjà vu des images de villes indiennes. Tout le monde a entendu parler de la densité de population de cet immense pays. La densité de la circulation urbaine en est une conséquence. On peine à l’imaginer, faute de référence. Si l’on pense à la circulation en ville, même dans nos métropoles, on en a une piètre idée. Le déplacement en ville, véhicules en tous genres, piétons et bétail, repose sur deux principes physiques simples :

- la nature a horreur du vide (principe abandonné depuis près de 300 ans en Occident suite aux travaux de Torricelli puis de Pascal) et

- je peux aller là où il y a déjà quelque chose dans la mesure où, lorsque j’y serai, elle n’y sera plus.


Les Indiens appliquent, sans doute inconsciemment, ces deux principes.

Dans le premier cas, il en résulte des rues complètement encombrées dans lesquelles le moindre espace est occupé ; c’est ainsi qu’aux passages à niveau ou aux feux rouges - du moins à ceux auxquels on s’arrête - les rickshaws passent leur roue avant entre les roues arrières de celui de devant, que le capot des voitures se trouve sous l’arrière des camions, que le moindre espace permettant à un scooter ou à un vélo de se faufiler est pris… Pour aller jusqu’au bout, en cas de blocage, des piétons peuvent être coincés au milieu de l’embouteillage comme cela nous est régulièrement arrivé. Le modèle du genre est l’attente aux passages à niveau : ils sont fermés environ ¼ h avant l’arrivée du train, sans doute pour des raisons de sécurité, le temps d’évacuer tout ce qui traîne de circulation et d’animaux. Et jusqu’à l’ouverture, tout s’entasse comme je viens de le décrire de chaque côté des barrières, sur toute la largeur de passage, côtés compris. À l’ouverture, ruée. Tous avancent en klaxonnant (on klaxonne, presque tout le temps, y compris derrière une voiture arrêtée et dont le chauffeur est parti) le blocage se produit vers le milieu et la situation est si inextricable que cela peut durer bien plus longtemps que l’attente du train. Je suis un peu hors sujet, mais je sens qu’on me demande comment je me retrouve à la maison devant mon ordinateur alors que je devrais encore être au milieu d’un embouteillage. C’est simple et fait de toutes petites avancées : un vélo a par exemple pu avancer de quelques centimètres en tournant sa roue avant ce qui a libéré un peu de place au piéton qui se trouvait derrière lui lequel libère un peu plus de place pour la moto qui klaxonne sans arrêt, etc.

Passons à l’application du second principe. L’hypothèse est celle de deux flots assez denses de circulation dans deux rues à un carrefour. Aucune hésitation, on peut foncer en klaxonnant sur le tuk-tuk qui arrive de gauche (on roule à gauche) dans la mesure où lorsqu’on atteindra la place qu’il occupait, il n’y sera plus. Ce même tuk-tuk aura procédé de la même façon, avec le véhicule juste devant soi…

J’en viens au vif du sujet : comment traverser une rue dans ces conditions lorsqu’on a tout à coup l’idée saugrenue d’aller de l’autre côté ? Au début, on se dit qu’on reste là, on se fait une raison, finalement, ce n’est pas si mal de ce côté. Mais parfois, il FAUT traverser. Inutile de chercher un passage protégé, même si un marquage au sol indique un passage, le mot protégé est de trop. On arrive avec nos idées d’Occidentaux : on regarde à droite (je le répète, on roule en principe à gauche), on regarde à droite et on se dit non, je n’y arriverai jamais. Au bout d’un moment, une éclaircie, même de courte durée, il faut savoir en profiter, et hop, on se lance. Concert de klaxons. Par application du second principe, tous les véhicules foncent sur vous. Motos qui vous frôlent, hésitations voire arrêt et au bout d’un temps qui semble une éternité, on arrive de l’autre côté. C’est épouvantable, un cauchemar. C’est là qu’on se dit qu’on n’y arrivera jamais, que de traverser une fois, deux fois… dix fois ne change rien. Une remarque au passage : le pire est de s’arrêter, relire le second principe.
Une âme secourable, les Indiens sont toujours prêts à rendre service, gratuitement, vous apprend à traverser. C’est simple comme bonjour : on regarde à droite, on regarde à gauche et à un moment on se dit on y va. À partir de là, inutile de continuer à regarder, il faut continuer à avancer. Ce n’est pas toujours évident dans la mesure où le trafic peut être très dense (principe n° 1) et rapide et dans la mesure où toutes sortes de véhicules semblent en permanence vouloir vous écraser (principe n° 2), mais cela fonctionne à merveille. Avec l’habitude, les deux premières étapes peuvent être passées : à quoi bon regarder à l’avance finalement ? Je dois vous avouer qu’il y a un petit truc en plus, c’est l’index. Mis à l’horizontal, au niveau normal de la main quand on marche, c’est-à-dire au niveau de la cuisse, cela signifie attention je passe. La fiabilité du truc est sujette à caution, un autre pouvant décider de passer outre. Autre oubli : les priorités. Au premier rang les animaux, lorsqu’une vache ou un buffle décide de s’arrêter sur la chaussée pour ruminer ou qu’un troupeau traverse, le trafic s’adapte. Ensuite les autobus et, à franchement parler, lorsqu’un ou plusieurs bus arrivent, je ne traverse pas. Juste derrière les camions, puis les motos et dans l’ordre les scooters, les tuk-tuk, les rickshaws, les vélos et en fin de courses les piétons. Vous voyez un peu dans ces conditions l’importance d’un piéton qui traverse. On s’y fait et au bout de peu de temps on se surprend à traverser un rond-point en diagonale au milieu de flots de véhicules en tous sens à la tombée de la nuit ou à se trouver sur la chaussée (les trottoirs sont encombrés et pleins de trous insondables aux relents d’égouts), à entendre klaxonner de façon quasi continue derrière soi pour se rendre compte qu’un énorme bus voudrait bien passer !

En complément : traverser la rue hors grande agglomération. Même procédure, cependant les véhicules vont plus vite, il y en a moins, mais sur la voie de gauche par exemple, il peut y avoir un camion ou un tracteur à contresens. Il suffit de faire un peu attention.