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Inde 2013

Faire la queue

3 novembre 2013


5 h 45 du matin, il fait nuit noire et nous sommes dans la queue devant le guichet d’entrée dans le Parc national de Periyar, dans le Kerala, au sud-ouest de l’Inde. Le guichet est éclairé, un guichet double, mais vide bien sûr puisqu’il n’ouvre qu’à 6 h 30. Pour être plus exact, il faudrait dire dans l’une des queues car qui dit deux guichets dit deux queues. Nous avons choisi la file qui semblait moins longue, sans illusion quant à nos chances d’arriver tôt dans le parc parce que, si du côté humain, les files ne sont pas bien longues et si nous ne sommes pas si mal placés que cela, chaque personne devant nous en représente peut-être un cinquantaine pour les passagers de chaque autocar de la longue file que nous avons dépassée à pied. L’atmosphère est sage, on ne se bouscule pas trop, on sent des regards et des interrogations à notre égard mais on n’ose pas poser la question qui brûle toutes les lèvres : Which country? c’est ainsi que l’on demande ici Where are you from? (D’où venez-vous ?) qu’on entend ailleurs. Une fois la question posée, il se trouve toujours quelqu’un pour la poser, et la réponse apportée, inutile d’y revenir, cela se propage tout seul et les conversations peuvent reprendre. Le temps passe, les queues se sont bien allongées et on commence, à l’avant, à se presser un peu sur le guichet pourtant toujours vide et, à l’arrière, à resquiller, ce n’est pas un sport, c’est tout simplement naturel. Une parenthèse pour l’illustrer : vous entrez dans une échoppe pour acheter une bouteille d’eau ou des piles ou…, il vaudrait mieux dire vous arrivez à une échoppe parce que la plupart du temps il n’y a pas d’intérieur, des clients sont déjà là, occupés avec le vendeur à leurs achats. Peu importe, si vous ne dites rien, c’est le vendeur qui vous demandera ce que vous voulez et, sinon, vous dites haut et fort « eau » (« water » en l’occurrence) ou piles AA ou… sans prendre la peine de dire bonjour ou autre, personne ne le fait, et on vous servira sans sourciller tout en continuant à servir les autres clients. Vous tendrez un billet approprié et on vous rendra la monnaie, inutile de marchander, on ne marchande que dans les lieux touristiques. Vous empocherez et repartirez tranquillement sans dire merci ni au revoir puisque ce n’est pas d’usage. Revenons à l’attente : tiens, voici un employé, 20 minutes avant l’heure, que de zèle ! De fait, il n’ouvre aucun guichet et vaque à diverses tâches internes. Ce n’est que plus tard qu’il s’installe, et, justement, en face de notre queue à notre satisfaction alors que l’autre guichet reste vide au mécontentement de la queue de droite. À l’heure dite, il attaque. Les premiers repoussent vaillamment et avec succès les mécontents de l’autre file, la question de passer un à un de chaque queue ne se pose même pas. C’est ainsi que nous réussissons à obtenir nos sésames pour le parc. Un employé a fini par arriver pour les autres. Retour à la voiture. Côté automobiles, c’est la foire complète : ceux qui ont le ticket se faufilent à droite, à gauche, au milieu des voitures et cars arrêtés faute du document voulu. Arrivés à la barrière, arrêt, il faut en effet un document pour la voiture aussi, on nous a bien demandé des renseignements, mais, sans les connaître, nous n’avons pas pu faire la démarche. Le jour s’est levé lorsque nous arrivons au parking, 3 km plus loin, et nous sommes en mesure d’évaluer l’ampleur de la catastrophe : des dizaines d’autocars et de voitures sont déjà là ! Nous pressons le pas, sans conviction, pour les 500 m à parcourir. L’empressement général est dû au fait que le principal moyen de visite du parc est le bateau, sur le lac, que, pour y avoir droit, il faut être l’heureux possesseur d’un second sésame et que le nombre de places est limité à la capacité des bateaux, si, si ! Bref, nous arrivons à un endroit qui semble être la fin d’une queue tellement longue que nous ne voyons pas les guichets. Est-ce bien là ? Oui. Faire la queue ne s’improvise pas, cela s’apprend. La règle n° 1 est de ne laisser aucun espace vide, tout espace un tant soit peu ouvert est immédiatement occupé. Règle n° 2 : occuper toute la largeur disponible, pour la même raison. En conséquence, c’est du corps à corps et coude à coude, sans gêne, tous sexes confondus. Il est 7 h, les premiers bateaux, ceux qui offrent le meilleur espoir d’observer des animaux sauvages, partent à 7 h 30, c’est perdu d’avance pour nous. La fournée suivante est à 9 h 30 et les guichets, chacun le sait ici, n’ouvrent qu’une demi-heure à l’avance. Autant dire que nous allons tenir 2 h dans cette position, une vraie partie de plaisir. La première partie, c’est-à-dire la fin de la queue, se trouve dans un escalier qui sert aussi de passage à ceux qui veulent se rendre à la terrasse au-dessus du lac ou en remonter ce qui ne facilite pas le respect de l’ordre d’arrivée dans la file et, d’ailleurs, la file en question est mouvante en longueur et en largeur. On fait semblant d’aller à la terrasse et on reste dans la file mais en gagnant 20 ou 30 places. Au bout d’une heure, après tassement continu, nous avons atteint la fin de l’escalier donc le début du couloir couvert de la « vraie » queue. Depuis maintenant un moment, nous avons le même voisin contre le coude gauche, le même contre le droit, le même contre la poitrine et le même contre le dos. Une chose est sûre : personne ne peut tomber ! Bien entendu on sent bien que l’arrière pousse un peu et qu’on doit répercuter la force à l’avant sans quoi un espace risquerait de se libérer un court instant contrairement à ce qu’édicte la règle n° 1. La situation n’est cependant pas catastrophique puisque nous respirons librement, sans suffoquer, nous n’irons pas jusqu’à la trouver agréable. Dans la file, on s’occupe comme on peut, beaucoup de bavardages dans des langues pour nous incompréhensibles mais toutes également bruyantes, on s’interpelle, petits et grands jouent avec les singes leur donnant des gâteaux ou autres en évitant de se faire voler ou arracher le paquet et en essayant de les repousser lorsqu’il le faut en faisant attention qu’ils ne montrent pas les dents et surtout en s’amusant de leurs cabrioles sur les poteaux des couloirs et les fils électriques instables dont l’Inde a le secret. À l’heure dite, ouverture des guichets. Nous n’y assistons pas mais une soudaine et lente avancée accompagnée d’une pression soutenue à l’arrière nous l’indique. Plus on avance et plus la pression est forte. À un coude, les guichets se dévoilent, la pagaille est indicible, c’est le moment et l’endroit choisi par un employé pour distribuer le document indispensable à la délivrance des billets. La situation est critique parce qu’il faut compléter ledit document en donnant tout son pedigree - donc sortir un stylo pour écrire alors qu’il n’y aucun support et que la densité de population est inchangée. C’est même pire de ce point de vue puisque dès qu’une personne a rempli son formulaire, elle se fend une trajectoire parmi les écrivains. Enfin, c’est comme pour tout, nous savons bien que nous finirons par y parvenir et que nous traverserons aussi la foule pour atteindre le guichet. Là, pas de problème, il suffit de maintenir les suivants qui tentent de glisser leur formulaire sur les nôtres et de finir de compléter ce qui manque, il manque toujours quelque chose dans tous les formulaires du monde. Et nous voilà munis d’un ticket, il mentionne nos noms et des numéros de place dans un bateau, par contre, nulle trace du nom du bateau, cela promet encore un beau bazar ! Pour l’instant, repos. Les heureux possesseurs de ticket ont à disposition une grande terrasse en retrait dominant le lac. Les jeux et acrobaties des singes reprennent de plus belle. On se photographie beaucoup, devant le lac, près des singes accrochés aux balustrades, en groupe… L’inspection des lieux révèle qu’une rampe bétonnée descend en pente douce vers le lac et les quais. Une petite barrière de jardin cadenassée en barre l’accès. Pas de doute, la position stratégique pour la queue suivante est là. Pas question d’en décoller, une petite demi-heure, nous n’en sommes plus à cela près. Nous ne sommes d’ailleurs pas les premiers mais bien placés puisqu’au second rang. Une dame, sagement installée à la barrière devant nous nous cède sa place le temps d’observer et de photographier une petite harde d’éléphants sauvages paissant sur la rive opposée. Il fallait s’en douter, plus le temps passe et plus le tassement et la densité augmentent derrière et sur le côté, peu importe à la limite puisque nous avons des places numérotées. Cinq minutes avant l’heure arrive un préposé qui, tout fier de son uniforme, retire les cadenas, ouvre la porte et ordonne à cette queue informe de se mettre en file indienne (sans jeu de mot), pas besoin de comprendre un mot de tamoul, un tel ordre est universel, adjoignant le geste à la parole, il repousse sans ménagement tout ce qui dépasse et parvient à ses fins pour au moins les 15 premiers. L’heure de l’autorisation d’avancer finit par arriver aussi et comme la rampe est large, inutile de dire ce que devient la file, les plus rapides partent même en courant ! Sauf que… 50 m plus loin, deux gardes et un employé stoppent le flot pour contrôler les billets. Ici, c’est celui qui a le bras le plus long, au sens physique de l’expression, qui a le plus de chance de placer billet et entrée dans la main du préposé. On retient notre ticket d’entrée dans le parc ce qui est parfaitement incompréhensible pour nous mais normal aux dires des gardes. En bas de la rampe, on se presse un peu partout sur les quais tandis que d’autres s’éparpillent. Encore une fois, inutile d’aller se presser surtout au bord de l’eau. Il suffit d’attendre sagement que tous ceux qui sont pressés s’installent et nous demandons au premier bateau si c’est le bon pour nous. Fin des queues. Il est 9 h 30.


Épilogue

« Croisière » sereine, aucun animal en vue nulle part, impossibilité de regarder ailleurs que vers l’avant engoncés que nous sommes dans des gilets de sauvetage tellement crasseux qu’il nous en a coûté de les enfiler. Sortie de bateau inoubliable tant la précipitation est forte. Fin à 11 h du matin.