Vénérables vieillards
Un préalable
Imaginez un compteur à six emplacements dans chacun desquels un chiffre de 0 à 9 peut prendre place. Un tel compteur permet d’écrire un million de nombres, tous de 000 000 à 999 999 compris. Par contre pour des nombres supérieurs, seuls apparaissent ses six chiffres de droite. C’est ainsi que la vue de 204 183 peut indiquer 204 183 lui-même, mais aussi 1 204 183 ou 2 204 183, etc.
Ce récit commence au Cambodge.
Nous sommes à Kompong Thom et attendons le bus pour Siem Reap. Après en avoir demandé le prix à l’hôtel, prix qui a substantiellement baissé d’un jour au suivant, et comparé à d’autres sources, nous avons décidé d’aller sur le trottoir où les bus sont susceptibles de s’arrêter et de prendre les billets à cet endroit, une vendeuse s’est en effet installée là dans ce but. Notre souci n’est plus le prix, c’est nettement moins cher ici et conforme aux indications du guide, notre souci se porte plus sur le contournement de la ville que les bus dont aucun passager ne veut descendre ici empruntent à vive allure. L’attente est donc un peu longue et l’ombre d’un arbre maigrichon bienvenue. La vendeuse passe son temps au téléphone, une partie au moins de ses appels sont des contacts avec ces bus, nous savons qu’ils sont nombreux à passer ici ou sur le contournement puisque Kompong Thom se trouve sur l’axe principal de Phnom Penh à Siem Reap. Nous retrouvons M. Sinan, toujours aussi souriant et tranquille qu’hier, notre chauffeur de tuk-tuk, 100 km sur les routes de la région pour aller visiter quelques sites où nous n’étions pas gênés par les autres touristes. Il attend d’éventuels clients. Nous, il nous tarde de savoir si… Au bout d’une heure en compagnie de ces deux personnes et d’autres ainsi que de nos bagages, la vendeuse vient nous annoncer « sleep » et d’autres mots moins compréhensibles mais avec des mimiques destinées à nous faire comprendre qu’un bus arrive ou arrivera dans un laps de temps indéterminé mais avec certitude. Que peut bien vouloir dire ce sleep ? Certes, les bus quittent Phnom Penh en fin de nuit ou tôt le matin. Certes, et nous le savons d’expérience, ils s’arrêtent en route de temps en temps pour permettre aux passagers de se dégourdir ou de manger, et pourquoi pas pour se reposer aussi ? Nous verrons bien. Moins de 10 minutes passent, il est déjà 11 h moins 10, qu’un bus un peu mur ralentit et vient s’arrêter devant nous, elle mimait vrai ! On nous dit de ne pas traîner et de faire passer nos sacs pour limiter le temps d’arrêt et nous embarquons. Ce n’est pas notre premier trajet en bus, mais c’est la première fois qu’on nous demande de nous déchausser. Nous nous exécutons sans traîner non plus et le bus redémarre avant que nous ayons le temps de gagner des places. Surprise, tout s’éclaire : il s’agit d’un bus couchettes. Nous avons le choix entre deux lits superposés et un lit double, les lits en question étant plutôt des banquettes en skaï marron assez longs pour s’y coucher. Deux étages de lits de chaque côté, doubles sur la gauche, simples sur la droite. Tous sont séparés de l’allée par des rideaux opaques bleus clairs avec bord en dentelle tandis que d’autres rideaux assortis permettent de s’isoler de l’extérieur et qu’un coussin joue le rôle d’oreiller. Nous avons trouvé place au rez-de-chaussée. Construites pour la position couchée, ces places sont moins confortable assis. De quoi hésiter, couché, c’est bien parce qu’il n’y a rien à faire mais la fenêtre est trop haut pour voir dehors, pour cela et nous sommes tout de même ici pour voir, il faut se mettre assis. Air conditionné pas glacé. Nous nous adaptons et nous rendons rapidement compte que ce bus n’est pas un rapide. Le précédent, avant-hier, doublait tous les autres véhicules en roulant au milieu et klaxonnant abondamment. Aujourd’hui, nous arriverons mais doucement. Peu importe, les visites sont prévues pour les jours suivants. Nous seulement il roule sans excès mais en plus il s’arrête fréquemment. Une première fois dans un restaurant, un de ces vastes établissements construits en retrait de la route avec un grand parking pour… les bus pardi ! Vrais restaurants avec des plats appétissants, des sachets à emporter, des toilettes pour groupe, tout ce qu’il faut. Un arrêt type dure de 20 à 25 minutes. Premier arrêt en route, rien à signaler si ce n’est que cela ne nous fait pas avancer ! Plus loin, arrêt à un petit kiosque au bord de la route pour permettre à une passagère de s’acheter un kra lan, du riz gluant à la noix de coco, chaud et sucré, avec quelques haricots noirs, présenté dans un tube de bambou, original et bon. À l’arrivé sur Siem Reap, nouvel arrêt dans un autre restaurant, le pourboire du chauffeur doit valoir la peine ! Juste après, nous quittons la route principale, prenons une petite perpendiculaire qui passe en un rien de temps d’un macadam impeccable à un revêtement aux nids de poules de plus en plus resserrés avant de continuer en terre dont les ondulations ressemblent à des vagues autour desquelles notre bus navigue. Voici que nous entrons dans un dépôt, d’autres bus, des camions et, bien sûr plein de motos comme partout ailleurs. Le chauffeur et son aide descendent, quelques passagers aussi. C’est beau comme un dépôt, terre battue – ce doit être joli quand il pleut – hangars, quelques bus encore plus murs que le nôtre, des épaves. Tout s’éclaire lorsque nous voyons arriver un tuyau, ils font le plein ! C’est bref, un petit plein ou un pas plein, et nous regagnons la route principale. Entrée dans le cœur de la ville, plusieurs changements de rues qui nous égarent et nous finissons par entrer dans un autre dépôt, le terminus. Chaque compagnie a en effet son point d’arrêt. Comme nous ignorons le nom de la compagnie, nous ne savons pas où nous sommes. Ce serait sans importance si ce n’est que, du coup, nous ne savons pas non plus à quelle distance de l’hôtel nous sommes et encore moins le prix d’un tuk-tuk pour s’y rendre. Coup d’œil sur le compteur en sortant, 637 543, relire le préalable. Pas trop vieux mais…
Six jours plus tard, il se poursuit au Cambodge mais pas seulement.
Aujourd’hui, nous quittons le Cambodge pour la Thaïlande. Les jours précédents, nous avons profité de nos allers et venues en ville pour demander le prix des places dans les bus directs de jour de Siem Reap à Bangkok dans différentes agences de voyage. Bonne idée, ils sont variables. Une constante toutefois, les horaires, ce qui prouvent qu’ils vendent tous la même prestation et adaptent les prix. Pour nous, le choix est simple puisqu’il s’agit d’avoir un trajet de jour sans changement de bus à la frontière où le désordre fait l’unanimité des guides. Le service comprend un ramassage dans les hôtels de tous les voyageurs mais personne ne dit d’où partent les bus. Nous avons notre idée là-dessus puisque nous en voyons tous les jours et tous les soirs devant une agence à 200 m de « chez nous ». Bref, nous faisons le choix de l’agence qui propose le prix le plus bas et qui se trouve de plus être celle où l’accueil a été le plus cordial bien que la cordialité soit difficile à graduer dans ce pays où il semble que ce soit un trait de caractère commun. L’heure de départ est fixée, celle de la navette de ramassage aussi, des numéros de place nous ont été attribués, nous nous sommes fait répéter qu’il n’y aura pas de changement de bus à la frontière – nous n’avons en effet pas du tout envie de traîner nos bagages dans les bureaux –, nous avons payé, tout est en ordre. Ce matin donc, nous attendons la navette. Elle est un peu en retard, juste quelques minutes. C’est un camion aménagé avec des banquettes transversales sur tout l’arrière et une bâche au-dessus, les bagages là où on peut. Il ne reste qu’une place, nous sommes deux. Un derrière, un devant, les bagages en vrac. Une fois montés, nous roulons les 200 m repérés et le camion s’arrête derrière un bus. Pas d’affolement, il y aura toujours assez de place en soute pour nos affaires et nous prendrons les places réservées, les 5 et 6. Il suffit de monter au dernier moment puisque nous allons passer la journée enfermés. De l’extérieur, d’un bleu que le temps a délavé et qui laisse paraître des taches de rouille, ce bus semble un peu plus fatigué que le précédent. Comme les autres fois, souriants, le chauffeur, son aide et tout le personnel du bureau sont aux petits soins pour les passagers auxquels ils remettent des bouteilles d’eau et un document, une feuille dont le contenu n’a rien à voir avec ce déplacement mais qu’ils demandent de bien conserver pour la frontière bien que rien ne concerne la frontière. Bizarre, nous verrons bien ! Le moteur tourne pour assurer une température vivable à l’intérieur. Cette fois-ci, coup d’œil en montant : 804 164 au compteur, relire le préalable. Le moteur tourne et tourne rond, il devrait pouvoir faire. Manque de chance, les places 5 et 6 sont celles où les sièges sont resserrés, sans raison apparente. Solidement boulonnés au plancher, il n’est pas question de les déplacer et le bus est complet. Tant pis pour nous. Départ à l’heure, 8 h 20. Malgré son kilométrage avancé, ce bus bien mûr ne traîne pas, à condition toutefois de ne pas compter les arrêts : après une heure de route, 20 minutes d’arrêt dans un restaurant, arrêt aussi à Sisophon pour charger des cartons. En route, des rizières, quelques villages ou des maisons et une seule ville, Sisophon. La couleur des rizières, un vert par lequel nos céréales ne passent pas, est décidément bien belle. Toutes ne sont pas pour autant de cette couleur puisqu’à côté de celles-ci se trouvent aussi des champs en cours de moisson et plus rarement d’autres qui viennent d’être repiqués. L’agriculture est loin d’être mécanisée partout et pourtant certains champs ne sont pas petits : quelques petites moissonneuses à chenilles côtoient des rangées de moissonneurs armés de faucille et courbés sous le soleil. À l’intérieur, le poste de télévision donne un thriller américain sous-titré en khmer avant de sombrer – c’est gentil pour le thriller qui ne volait pas bien haut non plus – dans des clips sentimentaux locaux entrecoupés de séries télévisées du même ordre. Mieux vaut regarder dehors ! Heureusement, la sono ne casse pas les oreilles. 150 km plus loin et 3 h 20 plus tard, voici la frontière. Longue explication de l’aide : il faut descendre, nous nous en doutions, il faut prendre nos bagages, nous ne l’avions même pas envisagé, passer le contrôle cambodgien dans un baraquement sur la droite, pas loin dans le virage, continuer à marcher sur la droite, passer de grands bâtiments plus ou moins officiels, la frontière se trouve par-là, marcher un kilomètre, traverser les chaussées pour entrer dans un bâtiment sur la gauche et y passer les contrôles thaïlandais avant de continuer, toujours sur la gauche de la chaussée jusqu’au parking pour y retrouver le bus qui attendra. Plusieurs points ne sont pas clairs, les distances, l’identification des bâtiments par exemple. Encore une fois, nous verrons bien ! Tout le groupe part en direction du poste cambodgien. Nous avons la chance de ne pas avoir égaré les documents remis à l’entrée dans le pays et de pouvoir passer rapidement. Avec un autre passager, nous sommes en tête de la course. Remorquant nos bagages, nous voici partis vers la Thaïlande sous un soleil de plomb, environ 35°. L’environnement s’arrange puisque nous ne sommes plus contraints de marcher sur la chaussée au milieu du trafic, un large trottoir en ciment permet d’en être séparé. À un moment, pour nous conformer aux instructions, nous finissons par traverser. Pour aller où ? Jusqu’à ce qu’une file de personnes lève le mystère. File donc contrôle. Premier contrôle, les bagages et il faut compléter les formulaires d’entrée et sortie du pays, nous le faisons en avançant, la vitesse de la file l’y autorise. Tout à coup, un escalier et un préposé qui indique qu’il faut monter. Nous avons la chance de le monter deux fois, une fois pour chaque bagage, nous suons à grosses gouttes. En haut, nouvelle queue puis finit par arriver notre tour. Papiers, passeports, photos, coups de tampon dans le passeport, au suivant, le tout avec le sourire, nous sommes tout de même en Thaïlande. Comme il fallait s’y attendre, il faut redescendre, un escalier moins large et coudé. La débrouille. En bas, nous continuons sur le même trottoir comme indiqué. Mais à quelle distance peut se trouver le fameux parking ? Il y en a plusieurs. Tiens, voici un jeune qui cherche des passagers munis de la feuille remise au départ, sauvés et nous comprenons enfin à quoi servait ce papier incongru. Il parle bien anglais et explique que c’est plus loin, sur la gauche, loin à l’écart de la route. La file de véhicules attendant pour passer au Cambodge est impressionnante : des transports pour la plupart, du gros camion chargé à la remorque tirée par un ou deux hommes. Les volumes dépassent l’imagination, même sur les remorques. Comment font-ils pour tirer de telles charges ? Le bus attend bien là-bas, au fond d’un vaste parking vide. Nous y retrouvons le chauffeur et l’attente commence. Nous avons eu la chance de tout passer rapidement, ce n’est pas le cas de tout le groupe. Le temps d’aller se mettre à l’ombre d’un grand bâtiment dans un vague courant d’air dans la position d’un cormoran pour se sécher un peu. Il est 13 h 15 lorsque le bus peut repartir, il aura fallu 1 h et demie. Finalement, personne n’a menti, nous avons bien le même bus, nous avons seulement oublié de demander si les bagages restaient dans le bus. Déjà 13 h 15 et rien à manger, bizarre aussi. En Thaïlande, la route, deux fois deux voies, permet de rouler sans souci, notre vieux bus avance. Le chauffeur ne semble pas souffrir de la conduite à gauche. Peut-être vient-il tous les jours. Le ciel s’est couvert et la pluie a suivi, grosse pluie tropicale bientôt suivie du soleil. Ce n’est qu’à 3 h moins 20 que nous entrons dans le parking d’une aire. Encore plus grand que ce que nous avons chez nous. Restaurants, jardins, toilettes, station-service… le tout assez grand pour accueillir les passagers de bon nombre de bus simultanément. Arrêt. Sans arriver à savoir pour combien de temps, nous partons vers les restaurants. C’est en fait une longue suite de cuisinières qui ont préparé des plats et les proposent. Nous regardons tout et optons au hasard pour l’une d’elles puisque, hormis les prix écrits en chiffres arabes, nous ne comprenons rien. Le choix se fait à la vue en pointant le doigt. Une assiette et on montre un plat, puis un deuxième, puis un trois troisième avant de dire stop et de payer, ce n’est pas cher. Une bouteille d’eau et nous nous mettons à l’une de table devant. C’est bon mais terriblement épicé. Sans le savoir, nous avons entre autres pris un poisson aux arêtes acérées. Ensuite, comme nous ne voyons personne de notre bus, nous y retournons. Arrêt aux toilettes et nous voici. Nous sommes les derniers et le bus démarre dès que nous sommes montés, on devait nous attendre. Suite de la route sans problème, la télé finit même par s’arrêter. La pêche de notre vieux bus est étonnante. L’arrivée sur Bangkok est un vaste réseau d’échangeurs autoroutiers où les péages se succèdent. L’aide, le jeune homme qui attendait à la frontière, donne des explications et des consignes que nous ne comprenons pas parce qu’il se place au milieu du bus donc loin derrière et parle vers le fond sans se tourner. Encore une fois, nous verrons bien. Premier arrêt près de l’aéroport international de Suvarnabhumi (quelque chose comme souvanapoum). Un passager descend au milieu de ponts et de bretelles, comment fera-t-il pour rejoindre l’aérogare ? Nous repartons, nouvelles consignes, même remarque. Les bouchons sont de plus en plus denses, le chauffeur a tendance à utiliser la bande d’arrêt d’urgence et à forcer un peu le passage, il doit en avoir assez aussi ! Nous voici en ville, arrêt à la gare, quelle gare ? Y en a-t-il plusieurs ? Où se trouve-t-elle par rapport à la ville ? Sommes-nous près de l’hôtel ? Autant de questions sans réponses puisque nous n’avons pas pensé à sortir le plan des bagages. Selon ce qui nous a été dit à la réservation et confirmé plus tard par l’aide, nous devrions arriver à Mochit, la gare routière du nord et du nord-est. De là, nous avions prévu de prendre un taxi. Il semble que la circulation soit modifiée, sans doute est-ce dû au décès du roi et à l’afflux des personnes qui viennent se recueillir. Au lieu de partir vers la gare routière, nous partons vers l’ouest. Dans un virage de raccordement à une voie rapide, le bus s’arrête, terminus, les passagers restants descendent, nous aussi, sans plus savoir où nous sommes ni comment se sortir de là. Le bus repart tranquillement, 400 km de plus au compteur ! Au revoir.
Pour terminer, disons que le groupe a rapidement été repéré par des chauffeurs de taxi et surtout de tuk-tuk et que nous avons atteint l’hôtel sans encombre. Le soleil se couche, la nuit suit rapidement.
Troisième épisode, presque deux semaines plus tard au Myanmar
Nous sommes à Mrauk-U (prononcer miaou-ou en séparant bien les deux ou, miaou comme le chat), dans le nord-ouest du Myanmar, ex-Birmanie. Il s’agit d’aller à Magwe (prononcer magoué). Les renseignements sur ce trajet en bus sont rares sur les forums de voyage. Impossible de savoir la durée ou la fréquence des liaisons, impossible d’en connaître le prix, sans parler des horaires. Tout ce qui ressort des recherches est le fait que le trajet n’est pas possible à toutes les saisons en raison des difficultés de la route, souvent coupée pendant la mousson. La mousson est maintenant bien passée mais de là à avoir la certitude que des bus puissent passer, la marge est grande parce qu’après la mousson, il faut réparer ce qui a été emporté ou endommagé. Nous avons atterri à Sittwe et notre quête a commencé immédiatement. Le réceptionniste de l’hôtel, guide de son état, très gentil et très aimable, nous a délivré tous les renseignements possibles dont, le plus important, oui, la route est ouverte et les bus circulent, ouf ! Il est nécessaire de réserver ce qu’il propose de faire, sans engagement. Très bien. Le bus part de Sittwe, passe à Mrauk-U et continue sa course vers Mandalay avec arrêt possible à Magwe, juste ce qu’il faut. Le prix ? Il ne sait pas. L’horaire, flou, on sait seulement qu’il part vers 5 h du matin de Sittwe, mais personne ne sait à quelle heure il arrive à Mrauk-U quant à son heure d’arrivée à Magwe, elle fait sourire. Encore une fois, nous verrons bien. Le lendemain matin, en prenant le bateau pour Mrauk-U, nous sommes confiants puisqu’il y a des bus, un par jour sur cette destination. La seule inquiétude est de partir le bon jour, nous devons en effet quitter Magwe le 14 novembre, rendez-vous avec notre chauffeur et notre guide pour la suite oblige. À Mrauk-U, en marge des visites qui nous ont conduits ici, la quête se poursuit. À l’hôtel, on nous confirme tout, mais on n’en sait pas plus. Ils peuvent réserver, OK, mais pour l’achat des billets, l’expérience montre qu’il vaut mieux s’adresser directement à la compagnie dont, hélas, personne n’arrive à donner le nom. Au cours de l’une de nos balades, nous nous arrêtons à ce qui pourrait être un bureau si l’on en croit l’affiche à côté. C’est un bar ouvert sur la rue, terre battue, tables bancales, le patron dort dans un coin, des passants le réveillent, il ne parle pas anglais et ce n’est pas la peine de d’essayer d’autres langues, même s’il en parle plusieurs, nous n’en comprendrons aucune. En montrant l’affiche et en disant bus, il nous fait comprendre que ce n’est pas lui mais son voisin auquel il nous conduit. Des clients occupent des tables de son établissement, exactement du même type que le précédent. Ici, le patron ne dort pas. Très jovial, il parle anglais, écoute nos demandes et nous offre à boire, là comme ailleurs, pour des raisons d’hygiène élémentaire, nous ne prenons que des boissons capsulées. Il confirme, lui aussi, et, comme les autres, il n’a aucune idée des horaires et le prix reste d’un flou artistique. Nos questions sur l’heure d’arrivée demeurent vaines, les réponses vont en effet de 9 h du soir à 2 h du matin selon les interlocuteurs. Nous ne connaissons pas la distance, elle ne doit pas être énorme. Nous revoyons ce patron le lendemain pour réserver effectivement et non pas seulement dire qu’il faut réserver et qu’il s’en occupe et, pour fixer les choses, payer. Départ 7 h du matin. Départ de l’hôtel 7 h moins 10. Le bus s’arrête ici. C’est bizarre, hier, à un autre endroit, nous avons rencontré un Allemand qui voyageait sur le même bateau au départ de Sittwe, qui attendait le bus, il était 10 h du matin et le bus n’était pas arrivé. Nous verrons, cela devient un refrain et, au pire, nous attendrons quelques heures. Dimanche 13 novembre, le tuk-tuk commandé à l’hôtel est à l’heure et, un peu avant 7 h, nous sommes sur place. Comme la route de Sittwe à Mrauk-U est aussi réputée difficile, personne ne sait en fait exactement à quelle heure le bus arrivera. Ce matin, c’est 9 h 20, seulement 2 h 20 d’attente et environ 4 h pour les 140 km qui l’ont amené ici, c’est correct. Arrêt de courte durée, nous sommes les seuls à monter et il ne reste que deux places libres, celles que nous avons réservées, les 25 et 26. L’aide se trompe et nous met en 35 et 36 en déplaçant les personnes qui s’y trouvaient avant de se rendre compte de son erreur et de tout remettre en ordre. Pendant ce temps, le chauffeur – nous nous lui donnerions 18 ans mais les Asiatiques paraissent souvent jeunes – a remis les gaz et nous roulons. Au passage, surprise, le compteur affiche 637 225, presque comme dans le premier épisode, penser toutefois à relire le préalable. Les présentations maintenant : si le bus précédent n’avait pas toute sa fraîcheur juvénile, que dire de celui-ci ? Tout paraît vieux, il a dû beaucoup souffrir et nous ne serions pas surpris que le compteur ait déjà fait au moins un tour. L’air conditionné est assuré par la porte qui reste ouverte et les fenêtres. Il est donc conditionné à 30-35° et plus selon les endroits. Nos places, du côté gauche, sont une chance puisque l’orientation de la route, au moins dans sa première partie, est plutôt sud-sud-est. Finalement, les pulls ne serviront pas, nous les avions pris parce que certains bus ont la réputation d’un froid polaire. Vieux, sans doute, mais encore alerte, le moteur tourne bien, nous lui faisons confiance. Personne ne parlant anglais, les communications vont être réduites et nous devrons nous contenter de constater à défaut de comprendre ce qui se dit. La route, sans être bien bonne, est suffisamment plane et rectiligne pour rouler correctement. Elle traverse de petites rizières bordées à l’est par une chaîne de montagnes, celle que nous devons contourner puisque aucune route ne la traverse. L’habitat est simple, des maisons de bambou et de paille de palmiers, c’est joli, ce doit être moyen pendant la mousson. Nous roulons donc sans heurt, les arrêts, des charges à monter ou à déposer, sont brefs. Nous n’arriverons peut-être pas si tard. Arrêt un peu plus long à un petit marché installé à un carrefour au milieu de nulle part pour d’autres charges, il est 10 h. Nous ne faisons pas 500 m que nous nous arrêtons à nouveau, un vrai arrêt, le chauffeur coupe le moteur. Le temps passe, nous avançons que quelques mètres de temps en temps. La température intérieure monte. Personne ne bouge, pour tuer le temps, la consommation de feuilles de bétel augmente chez les voyageurs. On crache rouge par les fenêtres, c’est un peu comme en Inde, ne jamais longer un bus à l’arrêt. Le spectacle de la rue est limité, peu de passage, peu de circulation en sens inverse et seulement par vagues, quelques maisons accrochées au bord de la route qui domine la plaine de plusieurs mètres. Vu que pas un ne bouge, il ne doit rien y avoir d’inquiétant, on s’ennuie juste un peu et il ne fait pas froid. Au bout d’un bon moment, nous commençons à comprendre puisque nous arrivons en vue du pont sur la Lemro, un grand fleuve comme en ont les pays bien arrosés. On n’en voit pour l’instant que les piles et des suspentes. Comme le pont précédent, il doit être à voie unique et, comme le fleuve est important, l’organisation du trafic ne doit pas être simple. Attendons, il n’y a rien d’autre à faire. Une dizaine de mètres et force est de constater que le pont est fermé, en travaux. La situation s’éclaircit peu à peu. Le pont est fermé et la route déviée, mais déviée vers où ? Il n’y a pas d’autre pont. Comme le trafic en sens inverse, pas très important, arrive par vagues, on doit passer quelque part à tour de rôle. Toujours à la même vitesse si toutefois le mot vitesse a encore du sens pour caractériser la lenteur de la file, nous tournons à droite pour descendre de la digue que constitue la route et nous retrouver dans la terre sur un vague chemin défoncé dont le seul mérite est d’être bordé d’arbres assez haut pour apporter enfin un peu d’ombre. Le temps continue à s’écouler doucement. Nous ne découvrons le spectacle que plus loin : un espace en terre qui a le bon goût d’être sèche et sur lequel évoluent des bus, des camions, quelques voitures, des motos, des gens… dans tous les sens. Au bout, la rivière et des bacs. Nous ne nous attendions pas à devoir naviguer aujourd’hui. Depuis que nous savons que nous ne passerons pas tout de suite, je sors. Le soleil est terrible mais est-il plus agréable de rester assis dans le bus surchauffé ou de se tenir debout dehors ? Au moins, dehors, est-il possible de marcher et d’aller voir les manœuvres, les bacs, les gens et les activités liées à toute cette agitation. Seuls deux des trois bacs fonctionnent. L’embarquement se fait en marche arrière, pour se présenter en marche avant à l’arrivée, un à un les véhicules font donc demi-tour et attendent ensuite le signal pour monter sur un bac. Les manœuvres sont l’affaire du chauffeur bien sûr mais sur les indications de son aide. Le terrain est si dégradé que les bus et les camions tanguent et roulent dangereusement, par précaution, ils évitent de passer près les uns des autres. Un bac arrive, en descendent 2 motos, 3 voitures, 2 minibus, 6 camions et 4 bus. Au vu de la charge, pas de crainte, nous y arriverons. C’est maintenant notre tour, on me presse de remonter pour pouvoir monter sur le bac et, là, pas question de bouger de sa place, il ne reste pas un centimètre libre entre les véhicules ni entre eux et le bastingage. ¼ d’heure de traversée et c’est le redémarrage. L’épisode a duré exactement 2 h et 45 minutes et nous n’avons fait qu’une trentaine de kilomètres, nous n’arriverons pas tôt. La route qui contourne des collines est plus sinueuse. Une quarantaine de kilomètres, nouvel arrêt, un restaurant, nous y sommes pour une petite demi-heure, rien à voir, rien à faire et la nourriture ne présente pas de garanties de propreté suffisante pour que nous participions. Ce n’est pas grave, comme tous les jours ou presque, nous sautons le repas de midi, puisque le petit déjeuner est copieux, que nous ne nous dépensons pas et que nous avons pris quelques petits gâteaux et des bananes. La température dans le bus en profite pour remonter. Ensuite, c’est plus joli parce que le relief s’est rapproché et que les collines sont envahies de forêts denses dont émergent des bambous tandis que les replats continuent à être dévolus à la riziculture. La chaussée, par contre, souffre du relief. Elle ne fait plus qu’une voie de large, celle du bus que les nids de poules obligent à faire des virages même en ligne droite. Un espace d’une demi-voie en terre tassée de chaque côté permet les croisements à condition de ralentir, c’est-à-dire de rouler encore moins vite. La situation ne fait qu’empirer avec l’attaque des premières pentes. Plus un morceau de ligne droite, nous avançons à la vitesse d’un vélo. Le soleil commence à décliner, la nuit va arriver. Dommage, c’est très beau. Après une première montagne, redescente pour passer une rivière sur un pont qui a perdu tout revêtement, comme les autres. Remontée, redescente, montée plus longue, l’air fraîchit, redescente, etc. Impossible de les compter, c’est incessant avec de fortes montées, des passages en altitude, des descentes abruptes tous en virages. Une lumière en haut, là-bas, nous y allons, un poste militaire. Contrôle. Tout le monde descend. Passeports ? Non puis si. Les Birmans ont tous donné leur carte d’identité à l’aide du chauffeur qui les a remis au policier de service qui appelle les hommes un par un et les dévisage au passage, les femmes sont à part. Comme à l’arrivée à Sittwe, nos passeports sont scrutés et tout est noté dans un gros registre. Deux passeports étrangers, c’est plus long à traiter qu’un bus de Birmans. Nous nous attendions à des contrôles, la région non loin au nord de Sittwe est en ébullition. Sur fond de guerre de religions, des tribus se sont révoltées contre le pouvoir central qui les réprime à la mitraillette. Nous avons appris depuis qu’un groupe de musulmans armés s’était retranché dans une mosquée afin de préparer des actions. On n’entend plus parler d’eux. Ces troubles affectent de nombreuses parties du pays et bien des routes sont coupées ou simplement interdites aux étrangers et dangereuses pour les Birmans eux-mêmes. La barrière est levée, nous pouvons repartir. La suite est identique. Dans l’obscurité, d’autres lumières apparaissent, une ville, nous ignorons tout de l’endroit où nous sommes. Nouveau contrôle, le bus fait le plein et nous profitons de l’arrêt où tout le monde est descendu pour aller chercher à manger pour téléphoner à notre guide. Incapable de lui dire où nous sommes, quelle proportion du trajet est déjà effectuée et à quelle heure nous arriverons, je lui passe l’aide qui fait le plein. Tous semblent satisfaits ce qui ne nous éclaire ni sur ce qui reste à faire, ni sur notre heure d’arrivée. Nous apprenons simplement que le guide a trouvé un hôtel correct moins cher que celui que nous avons réservé. Changement de chauffeur. La suite est de nouveau identique et dure, dure. 10 h du soir, arrêt en montagne à un restaurant. Sans y parvenir, nous essayons de remettre en marche le GPS qui s’est arrêté. Nous comptions sur lui pour savoir au moins a posteriori par où nous sommes passés et où nous nous sommes arrêtés. L’altitude se sent, si le GPS ne fonctionne pas, le thermomètre si, 20°, nous grelottons presque, il est temps de repartir en fermant bien la fenêtre. Et cela dure, dure. Le bus continue son bonhomme de chemin à son allure, le moteur ne s’essouffle pas. L’heure tourne. À un moment, un carrefour, nous prenons à droite, un signe encourageant, la carte indiquait bien ce tournant vers le sud avant d’arriver au grand fleuve, l’Ayeyawadi, et Magwe se trouve sur la rive gauche, de l’autre côté, il suffit d’aller au pont. Il suffit, certes, mais pour cela, c’est presque une heure de route avant que, enfin, nous apercevions l’éclairage du pont et que nous le passions. Nous envoyons un message au guide qui a promis de venir nous chercher. Magwe ! Tant attendu. Au rond-point juste à la sortie du pont, le bus s’arrête, c’est pour nous, tiens, nos voisins descendent aussi, nous ne serons pas seuls à attendre sur le trottoir. Il est 1 h 20 du matin et il a fallu 17 h pour arriver ici*. Nous voyons le bus partir, sans regret. Nous avons été bien traités et nous n’avons souffert de rien, mais c’est un peu long. Le bruit du moteur s’éloigne, il a encore plusieurs heures de route pour atteindre Mandalay. Des chauffeurs de motos sont là, qui attendent des clients. Pas de chance, ni nous ni nos voisins n’ont besoin de leur service. Ils repartent, les lumières s’éteignent.
Qu’on se rassure encore, nous n’avons pas attendu plus de 10 minutes et l’hôtel où absolument tout le personnel a été réveillé malgré nos protestations puisque nos bagages ont des roulettes et l’hôtel un ascenseur. Très bien. Nuit courte cependant, le départ est fixé à 9 h.
Il n’est pas certains que ceux que j’ai qualifiés de vieillards tout au début aient été vieux. Ce n’est pas l’âge qui en est la raison mais plutôt leur activité intense.
* Les recherches ultérieures ont donné une distance de 338 km, un calcul simple conduit immédiatement à une moyenne de 19,88 km/h.