Jacqueline Maittie du neuf-trois
Hmm… il fait bon. J’aime bien les fins d’après-midi comme aujourd’hui, il fait encore bon et, en même temps, une petite fraîcheur commence à se faire sentir, sans vent, sans bruit. On se sent bien. Un beau ciel bleu en plus, c’est agréable et j’en profite. Les jours ont déjà bien raccourci, le soleil est plus bas, l’éclairage a changé, c’est d’ailleurs la période de l’année que je préfère. Au travail, tout le monde se plaint alors qu’ils ont tous déjà repris depuis un bon mois, ils pourraient quand même s’y faire ! Moi, ça va, je rentre à l’appart, je me mets à la fenêtre et commence à rêver. J’ai de la chance, de mes trois fenêtres, celle-ci est un peu plus en hauteur, exactement comme il faut pour pouvoir m’y accouder et croiser les bras sans me pencher, en plus, du deuxième étage, un peu en hauteur, je vois les grands arbres de l’autre côté de l’avenue dépasser des toits. Plus haut, j’aurais vu l’avenue, c’est bien pour le spectacle moins pour le bruit, ici, c’est un bon compromis, les avantages sans les inconvénients ou ce qui me convient sans ce qui me gênerait. Ces arbres, j’ai mis un temps fou pour savoir où ils poussaient. De l’avenue, ils dépassent la rangée d’immeubles mais moins que ce que je vois de chez moi. J’étais un peu frustrée de ne connaître personne dans cette rangée d’immeubles-là et de ne pouvoir les voir de nulle part ailleurs. Si la télécommande de ma télé n’était pas tombée en panne, je ne saurais peut-être toujours pas où ils ont été plantés. Un vrai concours de circonstance, un truc comme on en lit dans les romans policiers dont on se dit que l’auteur a de l’imagination et qu’on pense invraisemblable. Bref, un des magasins du rez-de-chaussée de la rangée en question est spécialisé dans les appareils électroniques, le patron, pas mal, soit dit en passant, et qui a deux jeunes pour le travail technique m’a dit que la dame du quatrième lui avait dit qu’un grand terrain qui avait été occupé par une usine après la guerre se trouvait derrière. Le plus drôle c’est que, comme tout le monde dans l’immeuble, cette dame qui n’a pas de fenêtre de ce côté-là le tenait d’un couvreur venu pour une réparation. Et voilà, je sais où sont les arbres, des grands peupliers sans doute vu leur allure. Pourvu qu’ils ne s’aperçoivent pas trop vite qu’un terrain vague se trouve là. Je ne pense pas aux immeubles devant, ils sont vieillots et tout noirs, mais aux arbres. Ils me retireraient une partie de mon horizon-spectacle. Derrière les arbres, le ciel, bleu ce soir, une belle couleur pure qu’il n’a pas souvent, une chance. Là où j’ai de la chance aussi, c’est avec le terrain sous les fenêtres. Pas beau, son revêtement mité laisse voir de la terre noire tassée et pleine de cailloux, mais il appartient à la copropriété, c’est mon propriétaire qui me l’a dit. Au pire, ils auraient le droit de faire des garages à condition que ceux du rez-de-chaussée ne s’y opposent pas, autant dire que ce n’est pas près de bouger. Pour l’instant, depuis que je suis ici, donc depuis le début, juste quelques voitures s’y garent alors qu’il y aurait assez de place pour une bonne douzaine. Avant la construction de mon immeuble, il paraît que l’espace a été occupé par un garage dont on n’a gardé que le grand mur auquel s’adossent un hangar et les immeubles de ce côté-ci de l’avenue et c’est bien puisque j’ai ainsi du spectacle du ciel au sol avec ce mur sale. Les grandes marbrures grises et noires de son crépis à moitié tombé, des traces de la saleté du garage, me donnent l’impression d’avoir une mer agitée - en noir et blanc - sous les yeux. En fouillant un peu, j’arrive encore à trouver des détails qui m’avaient échappé. C’est vraiment comme la mer, un spectacle sans cesse renouvelé. Exactement comme quand j’y suis allée, à Étretat avec Mimi sauf que, là-bas, le ciel était couvert et le vent fort. Du coup, la mer était remuante et j’aime mon mur ! Et dire que, avec ses airs contents, le petit fils de Mme Blanchard a trouvé qu’il ressemblait à une carte de géographie. Il n’est pas embêtant, il est resté presque tout le temps à le regarder pendant que nous buvions notre thé. Mme Blanchard, je ne l’ai jamais appelée par son prénom, elle a toujours de bons tuyaux. C’est elle qui m’avait indiqué le salon de coiffure de la rue Lenoir et il m’a tout de suite plu. Depuis, je redemande toujours Maryse, on dirait qu’elle prend mieux soin de moi, qu’elle prend plaisir à me donner des conseils, causer et tout et tout. Bon, c’est vrai je n’ai pas essayé avec d’autres coiffeuses du salon, ça ne fait rien puisque, comme ça, j’y ai un peu mes habitudes. Cette semaine, elle m’a conseillé des petites boucles sur les côtés et je dois avouer qu’elle ne les a pas ratées. Presque jusqu’aux épaules, la première fois que j’essayais. Et les petits reflets qu’elle y a fait apparaître sont du meilleur effet. Il faut que j’arrête de jouer avec, sinon elles se déferont trop vite. Tiens, les pompiers ! Ils me font sursauter à chaque fois depuis le jour où ils ont emporté le corps de M. Bertut du premier à gauche, le pauvre, il était mort depuis quelques jours quand on s’en est aperçu. Ça m’a retournée. Il était vieux et malade, recevait peu de visite et son infirmière avait pris deux ou trois jours, mais de là à mourir tout seul chez lui, il ne faut pas exagérer. Je crois que je n’aurais pas pu rester ici, heureusement que c’était un jour de travail et que le soir, on avait un rami au club. Son appartement n’a pas encore été reloué. J’espère que ceux qui viendront ne sauront pas ce qui lui est arrivé. En tous cas, ce n’est pas moi qui leur dirai. Je ne le voyais pas beaucoup non plus, un petit bonjour de temps en temps, pas plus, surtout que son appartement donnait sur l’autre façade et pas sur mon mur. Le bruit de l’autoroute ne parvient pas de ce côté-ci, c’est plus tranquille. Le carrefour en face s’entend bien un peu, mais comme il est masqué par le mur, le bruit est atténué. Ce n’est pas comme sur le boulevard. Mme Oualed, la nouvelle boulangère, me dit que c’est insupportable, surtout qu’avant, ils habitaient à la campagne. J’espère qu’ils resteront parce que leur pain est bon, pas de comparaison avec celui du précédent, fade et toujours trop cuit. Ils font aussi un tas de pains étrangers que j’essaierai un jour. Je ne sais pas comment ils font avec leurs cinq enfants, il paraît que l’appartement est minuscule. L’avantage, c’est qu’on attend jamais, il y en a toujours un pour servir. Et puis, c’est une bonne idée que d’avoir repeint la devanture en vert, c’est rafraîchissant.
Oh ! Déjà 6 h ¼, vite, je suis en train de rater Questions pour un champion…