Jésus et Jesús
Jeudi 11 avril, Jesús M.
Disons tout de suite qu’il y a Jésus et Jesús. Le premier, plus connu dans nos contrées, est un type qui aurait vécu vers l’an 0 et serait mort jeune, jeune même pour l’époque où l’espérance de vie était moindre que maintenant. Il a été très bien connu vers l’an 100 – on aura remarqué qu’étant mort jeune, il y a comme un problème de chronologie mais peu importe, à l’époque, encore, ce n’était pas pris en considération. Il a ensuite recommencé à être bien connu à partir des années 1000 et jusqu’à environ 1950. Son aura semble s’assombrir ensuite. Nous, nous le connaissons pour en avoir entendu parler et surtout pour les innombrables portraits et statues qui nous ont été donnés à voir. Nous sommes dans un pays où il a compté tant d’aficionados que ces images sont partout présentes. Pour être parfaitement honnêtes, elles sont peu nombreuses dans les rues et les campagnes encore que, en temps de préparation de la Semaine Sainte (d’une durée de 8 à 15 jours, la sainteté a des largesses), il s’en rencontre. Généralement sommairement vêtu, il est représenté à tous les stades de la vie avec deux périodes privilégiées, le début et la fin. Au début, un bébé puis un enfant plutôt modèle. Il ne pleure par exemple jamais, ne semble jamais agité, bref le genre à faire ses nuits, à rester sagement assis sur les genoux de sa mère, à téter à ses heures, à rester allongé calmement dans son berceau, à écouter ce qu’on lui dit… Ce n’est qu’à demi étonnant puisque son visage est souvent déjà celui d’un grand enfant voire d’un adulte. À peine né, son visage lui donne au bas mot 4 ans, parfois la dizaine jusqu’à atteindre les vingt tout en restant imberbe. La séance rituelle d’ablation d’un morceau de peau masculin le laisse béat, son visage n’exprimant rien. Passée la prime jeunesse, on ne le voit guère si on excepte sa présence à l’école à Sienne, bien loin d’ici. Il faut attendre pour le retrouver. Sa physionomie a changé depuis qu’il se balade avec onze copains et un faux jeton. C’est un solide gaillard qui, au besoin, parvient même à tirer une croix. Grand, svelte, cheveux longs tombant sur ses épaules, barbe fournie, l’allure d’un soixante-huitard rêveur et tristounet, il s’enveloppe d’une simple tunique inconsutile sans doute bien adaptée au climat local. Sa barbe droite renforce la longueur de son visage. Si la plupart des représentations qu’on a de lui comportent une part d’imaginaire difficile à évaluer, il en est une qui devrait être sans appel aux yeux de ses supporters, le fameux Saint Suaire, sorte de négatif d’une photo prise sur – pardon, j’allais dire le vif – eh non, c’était juste après.
Il y a Jésus et Jesús, venons-en au « nôtre ». Petit, d’aspect un peu fragile, pratiquement plus de cheveux, il n’est pas jeune. L’autre grande différence est qu’il est ici, bien présent, accoudé aux remparts d’Úbeda à observer la campagne qui s’étend depuis leurs pieds jusqu’aux sierras plus ou moins enneigées qui ferment l’horizon. Si le rempart ne dépassait pas la plaine, de cette campagne, on ne verrait qu’une rangée d’oliviers, les premiers. Le beau dénivelé qui les sépare en donne des dizaines, des milliers, des myriades à voir, points de plus en plus petits au fur et à mesure de leur éloignement, tantôt alignés dans le sens du regard, tantôt en biais, tantôt transversalement. Nul ne peut connaître leur nombre. Rien d’étonnant pour un habitant de la ville à venir les contempler, sans doute tous les jours, à se dire qu’un point n’est finalement qu’un olivier très éloigné. Correctement vêtu, chemise de ton foncé, pantalon droit aux plis bien marqués, il semble attendre, un vague sourire aux lèvres, se déplaçant à pas mesurés entre deux arrêts, – la journée est plus longue que la muraille – regardant vers la plaine et jetant un œil vers nous qui arrivons. Arrêt. Nous approchons. Son air avenant est une invitation à engager la conversation. Cela tombe bien parce qu’une question me démange depuis que nous avons remis les pieds sur ce site. Elle aurait pu se présenter une autre fois, mais non, il a fallu le blanchiment des montagnes pour qu’elle germe. – Bonjour (je traduis pour ceux qui auraient des difficultés avec la langue de Cervantès). – Bonjour. – Je suppose que vous connaissez le nom des massifs qui ceignent la plaine devant nous. – Oui. – Celui-là par exemple ? Et, tout à coup, ça se corse : je ne comprends rien, rien du tout à la réponse. – Et l’autre là-bas avec la neige fraîche ? – Et rebelote, je ne comprends rien non plus. Par contre, simultanément, je saisis la raison de cette incompréhension : les deux dentiers bien sûr qui restent indéfectiblement collés l’un à l’autre, indifférents aux mouvements de sa mâchoire inférieure ! Tant pis. – Merci bien. Et nous tournons les talons sans tarder par crainte que la « conversation » ne se poursuive. Pas de chance, il aurait peut-être aimé.
Deux Jésus, un douloureux et un tendre. Le second n’est pas le négatif du premier, nous l’avons vu, il est autre. Le second est, nombreux sont ceux qui pensent que le premier a dû être. Le second ne hantera sans doute pas les mémoires pendant des millénaires et nul ne peut dire combien de temps encore le premier continuera à jouer un rôle dans ce domaine. Pour un Français, le premier a l’accent aigu sur le e, le second l’a sur le u…
Et pour qui souhaiteraient rencontrer des seconds, pas de problème, ils sont nombreux et variés. Nous en avons par exemple rencontré un autre, œnologue dans une région viticole renommée.