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Voyage de 2016

Second épisode

Deux ruelles, un carrefour, un petit marché, des tables basses, des vendeurs – des vendeuses surtout – tous assis sur des tabourets ou des chaises basses, tous bien couverts, c’est qu’il fait frais malgré le ciel bleu et le soleil. Sur les tables, des assiettes et des boîtes en matière plastique. Dans les assiettes, de curieux petits objets, des rouges, des bleus, des jaunes, beaux comme des fruits confits et aussi appétissants.

Nous sommes un peu au nord du centre du Myanmar. Un lieu difficile d’accès pour lequel nous avons commencé les démarches deux mois avant le départ. Grand pays aux conflits latents ou ouverts, vrais conflits opposant l’armée régulière à ceux qu’on nomme rebelles, se rappeler les Karens il y a quelques années par exemple, mais il y en a bien d’autres, le poste frontière avec la Chine vient d’être fermé suite au dynamitage du pont qui la marque, on tire sur des musulmans au nord-est, le sud du pays est totalement fermé depuis des années, etc. Ici donc, comme pour bien des régions, l’accès est interdit aux étrangers et il ne reste d’ailleurs plus qu’une route sûre, l’autre, traversant des zones en rébellion, reste ouverte aux nationaux qui ne l’empruntent pas en raison du danger qu’elle représente. Ici, à la différence d’autres zones, il est possible de se procurer un permis spécial. Bonjour les difficultés. Nous le savions et l’avons anticipé. C’est la raison qui nous a fait opter pour le visa avant de partir au lieu d’un simple visa électronique, il fallait en effet des photocopies des passeports et des visas, des photos d’identité, des justificatifs d’hébergement, d’arrivée, de départ, un guide et je dois en oublier. Notre guide s’est chargé des démarches. Je pense qu’il a dû souffrir, il a d’ailleurs eu recours aux services d’intermédiaires pour y parvenir. Toujours est-il qu’à notre arrivée dans le pays, la démarche avait abouti : nous serons autorisés à faire ce périple particulier, mais dans les conditions précisées par les documents. Les dates que nous avons choisies avant le départ sont fixées et ne peuvent plus être modifiées sous peine d’annulation. Le dossier a transité par cinq ministères, Immigration, Mines, Police… Mais voilà, nous l’avons. Enfin, nous allons l’avoir. À dessein, conscients de la difficulté, nous avions décidé de faire cette partie du trajet tout à la fin de notre séjour, espérant que le laps de temps supplémentaire depuis notre arrivée suffirait en cas de retard du dossier dans son parcours. Feu vert. En fait, nous n’aurons eu les documents officiels que la veille du départ ! Heureusement, le guide s’est occupé de tout et a su trouver les bons intermédiaires, sans compter que nous aurions été bien en peine d’y parvenir parce que l’écriture birmane, très jolie, toute en courbes, nous est parfaitement hermétique.

Le trajet commence par une route normale avec ses rizières, ses villages, ses maisons et ses montagnes en arrière-plan. Elle suit approximativement la vallée de l’Ayeyarwadi. Beau soleil, tout va bien. Petit à petit, tranquillement, elle prend un peu d’altitude. À Wabyundaung, un panneau bilingue birman-anglais indique clairement qu’il n’est pas possible de poursuivre sans autorisation et que, à défaut de la présenter, le demi-tour est incontournable. Barrière, poste de police, contrôle. Comme ils ont les copies de tout, nous n’avons rien à faire, juste attendre qu’ils notent ce qu’ils doivent noter. À partir d’ici, la route – deux voies étroites de large – entre dans la forêt, les pentes sont fortes et les lignes droites ne doivent pas dépasser les 50 m. À l’exception de cultures de bananiers, la forêt, qui semble vierge, a tendance à empiéter sur la chaussée. Relief tropical, sur les pentes, toutes très fortes, les arbres semblent tenir par miracle. C’est sauvage et joli. Les habitations sont rares, la circulation quasi inexistante. La route qui ne cesse maintenant de faire alterner les descentes au fond de vallées et les remontées sur l’autre versant donne l’occasion de découvrir des paysages plus lointains que les arbres du premier plan. Les fonds de vallée sont aussi l’occasion de voir un ou deux villages. C’est ainsi que nous croisons trois motos, chacune chargée d’un cochon vivant solidement amarré sur le porte-bagage. Les rivières sont toutes boueuses. Aurait-il plu récemment ? Un autre village perché à un col, arrêt. Visite de fond en comble. C’est un village marché, halte des rares transports qui profitent du lieu pour faire une pause-restauration. Deux grands banians dispensent une ombre qui serait bienvenue dans la plaine pour atténuer la chaleur. Ici, l’altitude rend la température agréable. Les fruits et légumes font envie, nous ne résistons ni aux avocats ni aux mandarines, les prix sont incroyablement bas. Entassées dans de grands paniers, des volailles attendent d’être transportées ailleurs. Une des activités du village est le séchage de morceau de bambou. Plus loin des tas de cailloux que des ouvriers et des ouvrières cassent à coups de marteau pour faire du gravier et ensuite réparer la route.

Nous ne traînons pas trop, il reste un bon morceau de route encore. De fait, bien que partis tôt, vers 8 h, nous n’atteignons le but que vers 15 h soit 7 h pour un peu moins de 200 km d’une route qui, sans être mauvaise, n’en était pas moins difficile. Pas une minute à perdre maintenant. Les documents doivent tous être visés par les représentants locaux des différents ministères de tutelle. Nous passons pas mal de temps aux Mines pour arranger des visites pour demain. Les représentants des autorités militaires sont plus difficiles à trouver. Nous n’avons même pas à sortir de la voiture. Il était temps, il va être 5 h, les bureaux ferment et demain, jour de fête nationale, nous n’aurions rien obtenu.

Hôtel, le plus cher de tout le périple, pas extraordinaire. La lumière ne fonctionne pas. On vient voir et, évidemment, elle ne fonctionne pas plus sous les doigts du gérant. On va chercher de quoi atteindre l’ampoule, c’est un tas de tabouret en plastique bleu soigneusement empilés et finalement assez haut. La hauteur n’est rien si on n’arrive pas à l’escalader. Ils y parviennent en montant sur un lit et en se soutenant mutuellement. La main sur la douille, c’est suffisant pour qu’elle se détache en laissant s’envoler tout espoir de réparation. On nous change de chambre. Ici, c’est la télévision qui refuse de fonctionner. On va chercher une télécommande dans une autre chambre et tout va bien, des as de la réparation, la débrouille quoi !

Sortie pour visiter la petite ville. C’est plutôt moins laid qu’ailleurs, les maisons de bois et l’harmonie qui s’en dégage lui confèrent une touche qui manquait dans les autres. Allons au bord du lac ! Les joggeurs locaux tout étonnés de croiser des étrangers prennent leur temps en passant à notre hauteur et les conversations reprennent de plus belle. Notre vocabulaire, limité à mingalabar (le r final ne se prononce pas), bonjour, fait sourire et l’on cherche à aller plus loin, pas bien loin toutefois parce que l’anglais est peu pratiqué. Nous avons à peine le temps de faire la moitié du tour du lac que la nuit tombe entraînant une chute de la température, les presque 1 200 m d’altitude se ressentent. Problème ce soir : nous n’avons repéré aucun restaurant compatible avec des entrailles occidentales, nous allons nous contenter de pain, chips et autres en-cas d’une supérette. De plus, nous commençons à ne plus supporter le pain, pas mauvais mais tellement sucré sans parvenir à être brioché qu’il en devient écœurant. Nous avons aussi des fruits et des graines, cacahuètes, noix de cajou… qui feront l’affaire. En face de l’hôtel, tout le long de la rivière s’est installé le marché de nuit, en fait une longue suite de kiosques de restauration. Les belles sauterelles grillées ne nous font pas plus saliver que les préparations multicolores au contenu indicible, les légumes crus ou les grillades dont la fraîcheur n’est pas garantie par une DLC. L’enfilade de lumignons attire du monde, ce n’est d’ailleurs pas la première fois que nous nous faisons la réflexion qu’on ne doit pas beaucoup cuisiner chez soi, on vient acheter de quoi se sustenter et on repart avec une pile de boîtes en polystyrène qui, une fois délestées de leur contenu, iront décorer quelque ravine.

Ce soir, une quinzaine de degré dans la chambre, nous supporterons un pull et un bonnet pour dormir, depuis plus d’un mois nous n’avons en effet pas eu moins de 27°.
Lendemain matin, rendez-vous à 8 h pour aller au marché dont il a été question plus haut. Les vendeurs et vendeuses sont déjà installés, les clients, les badauds et quelques spécialistes suivent. Encore bas, le soleil fait scintiller la marchandise, un beau spectacle que celui des petits objets mentionnés. L’offre est riche, de pleines assiettées des petits objets en question. Les rouges, des rubis plus ou moins gros brillent de mille éclats. Les autres, pour la plupart, des saphirs du bleu d’azur au noir d’encre en passant pas tous les intermédiaires et par des jaunes comme des topazes sont ronds comme de petits galets. Rouge plus sombre, des grenats. Presque tous sont des pierres brutes, exposées comme elles ont été découvertes, il y en a des kilos. Les pierres taillées sont moins abondantes. On touche, on prend, on vérifie la transparence au soleil. Personne ne s’alarme du fait qu’on manipule cette marchandise rare, rare ailleurs, pas ici. Il se trouve aussi des pierres encore prise dans leur gangue de calcite blanche. Le contraste entre un rubis sur son fond blanc est saisissant. Sans connaissance particulière dans le domaine, il serait hasardeux de se lancer dans des achats. Les prix varient de quelques dollars à plusieurs milliers de dollars. Personne ne cherche cependant à tromper qui que ce soit, le vendeur sait ce qu’il vend et suppose la même connaissance chez son interlocuteur, donc s’il dit qu’il s’agit d’un rubis, c’est un rubis, d’un spinelle, c’est un spinelle, etc. Par contre, la pureté, si difficile à appréhender reste l’apanage des connaisseurs, il s’en trouve, avec leur petite lampe et leur loupe ou leur compte-fil. Des pierres changent de main. C’est fascinant ! À défaut d’achat, au rayon des souvenirs, nous nous contenterons de photos, tout peut être pris, sans limite, sans question ni condition. Le marché n’est pas grand, nous y passons un peu plus d’une heure, tout émerveillés. Nous y serions restés plus longtemps, jusqu’à la fermeture, une heure plus tard, si nous n’avions rendez-vous dans deux mines. La ville est ses environs concentrent 60 % de la production mondiale de rubis.

Aux mines, les documents remis par le représentant du ministère des Mines servent de laisser-passer. L’attente ne dure pas plus de cinq minutes.

Première mine. Accueil à l’extérieur, vue sur le puits mais pas de descente. Pas de regrets, nous ne nous y attendions pas, ni les conditions de sécurité ni les autorisations ne le prévoyaient. Un grand tas de cailloux blancs, la calcite, au pied duquel est installée une concasseuse. Il en sort des pierres moins grosses qui sont petit à petit tirées par des femmes emmitouflées assises sur des planches, raclette à la main, pour effectuer le tri et extraire celles qui laissent apparaître un rubis. À trois par planche, la première tire quelques cailloux avec sa raclette, les passe à celle de devant qui répète la manœuvre avec la dernière qui évacue les cailloux sur le tas en-dessous. Elles sont installées sur six planches parallèles. Cela va vite, il doit falloir passer des tonnes de cailloux avant de trouver quelque chose d’intéressant, le sceau ne contient d’ailleurs pas beaucoup de pierres retenues, celles qui présentent une belle trace rouge sur fond blanc. Notre visite perturbe pas mal le travail, toutes sont ravies de nous voir et veulent être prises en photo avec nous ! Nous ne voyons finalement pas grand-chose, mais c’est une vraie rencontre avec ces joyeuses travailleuses.

Deuxième mine, un peu plus haut, le décor est un peu différent, personne ne trie rien. On nous explique qu’après la mousson, les pompes doivent fonctionner deux mois à plein régime pour vider les galeries. Il en sort un vrai torrent. Des bâtiments en bois servent de logements aux travailleurs qui ne sont pas d’ici. Nous comprenons que l’entrée et surtout la sortie sont bien contrôlées. Les mines sont des concessions accordées par les autorités gouvernementales pour une durée déterminée. La première mine arrivait en fin de concession et ils n’étaient pas sûrs qu’elle serait renouvelée. Le commerce des pierres précieuses est contrôlé de près par les autorités qui procèdent à deux ventes par an dans la capitale Naypyidaw. Un peu partout, les collines ressemblent à des carrières. La calcite blanche remplaçant la forêt tropicale dense.
Retour en ville et visite d’une pagode. Comme partout ailleurs, chaussures et chaussettes restent dans la rue. Comme bien souvent, des dons, beaucoup de dons.  Un peu comme on achetait des indulgences dans nos contrées au Moyen-Âge, on donne. On donne ce que l’on a, ailleurs, ce peut être sa maison, de l’argent, de son temps, sa voiture, ici, ce sont beaucoup de pierres précieuses, d’innombrables sachets d’un kilo de rubis entreposés à la poussière, des grosses pierres qui viennent enrichir des statues de Bouddha, des objets réalisés en rubis, des tableaux où la couleur rouge n’est pas de la peinture mais des rubis collés, la bleue des saphirs, une folie. C’est irréel mais pas virtuel. En ville, peu à voir, des marchands de tableaux du même type, quelques bijouteries et des commerces et ateliers identiques à ceux des autres villes.

Après-midi, nouveau marché, celui des pros, entrée payante mais très bon marché. Des tables et des chaises sous des parasols. Des gens assis, d’autres debout et d’autres qui, comme nous, circulent. Pas d’étalage comme dans le marché matinal, non, ici, on vient pour faire examiner ses pierres par des spécialistes qui rendent leur verdict gratuitement, pour montrer ses pierres à tout acheteur potentiel, et là, nous sommes une cible évidente, ou pour échanger tranquillement sur ce monde. Pas d’étalage mais quelques ventes. Quelqu’un s’approche, sort un papier soigneusement plié de la poche de sa veste ou de son sac à main, l’ouvre sous nos yeux ébahis pour nous en proposer le contenu, pas mal de rubis mais aussi de saphirs. Aucun problème pour prendre, soupeser, examiner entre ses doigts ou photographier, nous n’irons toutefois pas plus loin que ce matin. La scène se reproduit plusieurs fois à chaque passage. Nous n’avions pas eu et n’aurons sans doute plus jamais l’occasion de voir et de manipuler tant de pierres précieuses avec tant de simplicité et de facilité.

… je prends le parti d’interrompre ici cette histoire qui se poursuit jusqu’en fin d’après-midi. Disons simplement que, au cours de la journée, notre guide a reçu plusieurs appels téléphoniques des autorités militaires et policières pour savoir où nous étions.

Demain, nous reprendrons la route en sens inverse et retournerons à une vie plus « normale ».

Lire ou relire La vallée des rubis de Joseph Kessel (1955).

Photos de cette partie du voyage

Premier épisode