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Voyage de 2012

Semaine 8, Turquie

Jeudi 24 mai

de Tatvan à Van (photos)

Le temps est superbe, nous partons tôt pour en profiter. Le passage de la voie de chemin de fer et le début de la route ne sont pas bons. Après tout va bien. Un auto-stoppeur nous demande de le déposer moins d’un kilomètre plus loin, il est arrivé, une laiterie ? La route s’élève en lacets au-dessus du lac jusqu’à une station de ski avec télésiège. Ensuite, la situation va en se dégradant. La route n’est pas asphaltée, son tracé même est incertain, elle est très ravinée. Nous nous arrêtons à un endroit moins en pente et assez large pour faire demi-tour et surtout parce qu’elle longe ensuite le flanc de la montagne tout entrecoupé de ravines profondes. Les pierres noires qui jonchent le sol et envoient des reflets sont de l’obsidienne. À partir de là, nous suivons la route à pied. Une voiture nous dépasse, un éleveur qui monte aux alpages. Il semble étonné que nous n’ayons pas continué en voiture.

Je lui fais signe que la route n’est pas bonne. Il nous croise un peu plus tard avec deux personnes et plusieurs bidons de lait. Pendant toute la montée, le versant descend jusqu’au lac que nous voyons presque en entier, le point de vue est très beau et, ce matin, les névés des montagnes au sud qui se détachaient bien sur ciel sombre se démarquent clairement du ciel tout bleu. Vers le nord, nous avons une vue imprenable sur le sommet du volcan Süphan Dağı. Sur la gauche, nous n’avons rien d’autre que le flanc du cratère jusqu’à notre arrivée au col où tout l’intérieur se dévoile, une grande étendue verte devant un beau lac bleu. Une belle balade matinale. Retour par la même route, à pied, puis en voiture. Nous prenons ensuite la route du sud du lac, ne nous arrêtant à Tatvan que pour acheter du pain, encore un fois tout chaud. Cette route ne suit pas le lac de près, elle monte haut dans la montagne (2 234 m) avant de redescendre. De grandes portions sont en travaux, des travaux gigantesques avec creusement d’un tunnel. Cette route ne doit en effet pas être de tout repos en hiver. Les paysages sont alpins avec de vifs torrents au milieu de prairies herbues toutes fleuries en jaune. Après la montagne, la route rejoint le lac et le longe de près. En repartant à l’un des arrêts, je heurte un plot au bord de la route et déchire un enjoliveur en plastique le long du bord gauche du camping-car. Peu de mal, aucun morceau n’est arraché, mais il faudra faire réparer.

Des bateaux assurent la traversée pour l’église arménienne Sainte-Croix (Akdamar Kilisesi), construite sur l’îlot d’Akdamar, non loin du rivage. Après bien des hésitations, nous avons vu tant d’églises arméniennes en Arménie, nous prenons place dans un bateau que nous quittons immédiatement en raison d’un malaise passager dû à la fumée de son échappement.

Finalement, nous repartons pour Van. Un grand camp de baraquements neufs, propres et bien rangés dès l’entrée, nous frappe. Des travaux sur la chaussée ralentissent la circulation et donnent le temps de repérer le garage Fiat. Nous avons beaucoup roulé, il serait bien de vérifier tous les niveaux. Ceci fait, nous allons en ville pour nous orienter et chercher un distributeur. La circulation est plus que dense, le stationnement presque impossible, encore qu’en double file devant une banque… Je profite de l’arrêt pour demander où se trouve le château. Vers le lac, à plusieurs kilomètres, c’est la première ville dans laquelle le château n’occupe pas une place centrale. Nous y allons pour voir, pas pour visiter non plus, remettant tout cela à demain. Le château est long, construit sur une éminence rocheuse perpendiculaire au rivage. Contrairement à la ville, le stationnement ne posera pas de problème. Il ne reste plus qu’à aller chercher un endroit pour la nuit. Ce sera le parking d’une station-service peu éloignée du centre. Nous sommes invités pour le thé. Le mot important que l’on apprend vite ici est deprem, tremblement de terre. Le dernier qui a frappé durement il y a sept mois et un jour est encore présent dans toutes les mémoires. Il explique sans doute les travaux et le camp vu en arrivant. On nous en montre des images sur internet. De nombreux immeubles ont été détruits ou touchés ici, bien que son épicentre se situât sur la rive nord du lac.


Vendredi 25 mai

de Van à Çaldıran (photos)

Nuit urbaine mais calme. Nous partons tôt en ville en raison des difficultés de stationnement constatées hier et parce que la spécialité de Van est le petit-déjeuner. Peu avant 8 h du matin, il n’y a presque personne et nous trouvons une place tout de suite. Avec le beau temps, à cette altitude, la nuit a été fraîche et, bien que le soleil se lève très tôt dans cette partie du pays, il n’a pas eu le temps de réchauffer l’atmosphère. Les serveurs des cafés-restaurants installés dans les petits rues hèlent les passants. Comme d’autres, nous prenons place dans l’un d’eux. La carte de petit-déjeuner est plus longue que bien des cartes de restaurants. Elle est écrite en quatre langues. Il n’est pas certain qu’elle ait été relue par un francophone après traduction automatique sur internet. C’est un vrai repas arrosé de thé. Nous aurions dû noter des lignes de la carte pour pouvoir demander ailleurs du fromage aux herbes ou d’autres choses.

Nous partons ensuite à la recherche du musée que nous finissons par trouver. Il est ouvert en ce sens que du personnel y travaille, mais il est fermé à la visite. À la question de savoir s’il sera ouvert cet après-midi, on nous répond que la fermeture durera plusieurs mois. C’est peut-être une conséquence du tremblement de terre dont les stigmates sont omniprésents : des immeubles abandonnés, des immeubles rasés en côtoient d’autres restés debout et occupés. Nous parcourons des rues au hasard et marquons un arrêt prolongé chez un sympathique marchand de tapis qui en propose de jolis. Le maître des lieux a fait appel à un jeune homme qui parle parfaitement français et donne toutes les explications. La plupart sont des tapis kurdes de la région d’Hakkâri, au sud vers la frontière avec l’Irak. Après réflexion et remerciements, nous les quittons sans avoir rien acheté. Nous traînons ensuite dans des rues du bazar et en repartons chargés de fruits et légumes frais et de fruits secs.

La visite suivante est celle du château. Nous y entrons par l’extrémité près du lac. Son autre extrémité est en travaux de restauration. Non spécialistes, nous en retenons essentiellement le site et la vue qu’il offre à 360°. À l’ouest, le lac, bleu, comme le ciel, au sud, les montagnes et leurs traînes de neige, à l’est la ville et, au nord, la rive. Partout, sauf en direction du lac, des camps de réfugiés comme celui que nous avons vu hier en arrivant. L’imam de la mosquée, en haut du château, n’appréciait pas notre ancien président ! De nouveau, nous constatons que le projet de loi sur la négation des génocides n’est pas passé inaperçu, une constante dans les échanges. Nous savions que la Turquie avait officiellement protesté et fait des démarches, nous ignorions, avant d’arriver, que le projet avait largement débordé les sphères politiques. Dans la partie est du château, on sert des plateaux repas à la cinquantaine d’ouvriers du chantier qui s’installent où ils trouvent un peu d’ombre. Nous traversons pour ainsi dire leur salle à manger pour aller voir plus loin et, nous rendant compte que le passage dans l’autre partie du château n’est pas possible, nous retraversons. Bien sûr, ceux qui savent l’exprimer ne manquent pas de nous demander d’où nous venons et quelques uns proposent, sans doute par jeu, de partager leur repas. De retour au parking, le camping-car est entouré de policiers dans toutes sortes de véhicules, à eux aussi des plateaux-repas sont apportés. Ils attendent qu’un officiel ait fini sa visite. L’officiel, lui, n’attend pas que les policiers aient fini leur repas !

La marche dans les restes du château nous a donné le temps de réfléchir : nous retournons chez le marchand de tapis de ce matin. Évidemment, trouver une place en ville en début d’après-midi n’est pas aussi simple que de bonne heure le matin. Après plusieurs essais dans des rues qui nous permettent d’ailleurs de voir que le parking est interdit au pied de certains immeubles abandonnés, nous optons pour un parking payant juste à côté du magasin. Comme ce matin, nous nous installons, on sert le thé, on va chercher l’intermédiaire qui parle français, nous discutons, comparons, demandons des précisions, ils parlent des difficultés de la vie depuis le séisme, du fait que les touristes ne sont pas revenus et que la saison sera mauvaise ce qui, au passage, expliquerait les prix bas qu’ils demandent… Il faut reconnaître que ce n’est pas cher, mais ce n’est pas une raison pour ne pas discuter de tout, prix compris. Au bout du compte, à la satisfaction de tous les participants, nous tombons d’accord. Le prix a diminué de trente-cinq pour cent. Il ne reste plus qu’à trouver un distributeur dans le quartier. Le patron m’accompagne. La marchandise est emballée et nous repartons.

Un arrêt dans un grand supermarché, plus par curiosité que par nécessité, donne la même conclusion que la première fois, c’est nettement plus cher qu’au bazar, tout. À la sortie nord de Van, prendre à gauche et laisser les camions iraniens partir à droite. Il fait un temps superbe, l’air est pur, les lointains sont parfaitement nets, c’est très beau. La route suit approximativement la rive est du lac. Le vent souffle très fort, il faudra trouver un endroit abrité pour la nuit. Sur notre gauche, des champs tout verts puis le lac tout bleu puis la silhouette du Süphan Dağı sur fond de ciel bleu. Nous prenons deux auto-stoppeurs, ils vont à Doğubayazıt, nous aussi mais nous ne le disons pas parce que nous comptons nous arrêter en route, d’abord à la cascade de Muradiye puis quelque part pour la nuit. Nous n’avons aucune langue commune, d’ailleurs ils parlent peu, même entre eux, et finissent par s’endormir profondément !

À Muradiye, rien n’indique la cascade. D’après la carte, c’est un peu au nord, mais où ? Un pompiste nous renseigne très bien : à sept kilomètres après deux antennes. Les deux auto-stoppeurs descendent et partent de leur côté. À la cascade, il y a foule, des femmes et beaucoup d’enfants, plein de minibus. Nous n’arrivons pas à répondre à la demande de photos venue de toutes parts. La cascade brille sous les derniers rayons de soleil, on en a la plus belle vue depuis la passerelle que des enfants s’amusent à faire bouger. Pour eux aussi, la journée tire à sa fin.

Nous reprenons la route vers le nord à la recherche d’un emplacement. Le début est une suite de petits vallons verdoyants puis la route monte sur un plateau de plus en plus nu. C’est dans ce paysage que la route pénètre dans Çaldıran en passant sous un double portique façon arc de triomphe. La ville commence plus loin, curieuse ville-rue-bazar, toute en longueur, où les couleurs dominantes sont le vert des légumes frais et le rouge des fruits frais alors que le paysage ne donne à voir que quelques petits arbres faméliques. Nous allons jusqu’au bout et revenons à la station-service où nous nous installons sans voir personne. La maison semble habitée, des voitures vont et viennent de temps en temps, mais personne n’est visible à la station et pas un client ne vient. Une bonne heure plus tard, je vais voir pour demander. Je frappe à une porte et entre. Un jeune est là à attendre les clients. Le mobilier est réduit à un lit par terre avec un sac de couchage, un poêle, deux ou trois chaises et un poste de télévision. Le thé est chaud… Ce n’est qu’à la nuit qu’on voit à l’intérieur lorsque c’est éclairé et c’est ce moment-là que nous attendons pour aller demander s’il y a des toilettes. Oui, mais pas de lumière ! Nuit froide.


Samedi 26 mai

de Çaldıran à Kars (photos)

Tous les nuages d’orage qui obscurcissaient le ciel à l’ouest hier soir ont disparu remplacés par d’autres moins gros mais sombres du côté nord. Il fait soleil, mais cela va-t-il durer ? Nous partons tôt et nous avançons bien. nous passons haut ce matin, col à 2 644 m le long de la frontière avec l’Iran. Auparavant, les villages sont rares et ne respirent pas l’aisance, coincés entre des montagnes et de grandes coulées de lave noire. L’alternance de prairies vertes dans ces bandes sombres ne manque pas de caractère. L’habitat est plus réduit à des campements d’éleveurs nomades qu’à de vrais villages. Les tentes en peau ont pratiquement disparu, remplacées par de vraies tentes blanchâtres de forme conique ou des échafaudages couverts de plastiques aux couleurs aussi vives qu’incongrues. La descente du col est rapide et, si l’on retrouve le paysage découvert à la montée, elle laisse apparaître dans toute sa majesté immaculée le mont Ararat (Ağrı Dağı, 5 165 m) puis le Petit Ararat (Küçükağrı Dağı, 3 896 m). La neige descend encore bas et le sommet est chapeauté d’une nappe de brume dans les mêmes tons blanc bleuté que la montagne. C’est majestueux et le spectacle vaut de nombreux arrêts, pour lui-même ou pour la toile de fond qu’il dresse derrière un village… Les nuages ne se sont pas accumulés trop vite, nous laissant le temps d’en jouir.

Les abords de Doğubayazıt sont sans attrait. À partir du carrefour de la route venant d’Erzurum, le trafic de poids lourds est intense, partagé entre Turcs et Iraniens. Arrêt carburant, on ne prend pas la carte de crédit, il y avait longtemps que ce n’était pas arrivé, nous ne faisons pas le plein et nous en profitons pour demander de l’eau à ce sympathique pompiste qui cherche à parler anglais et arrive à se faire comprendre. L’eau n’est pas bonne, la cause en serait le pétrole, et il montre un forage juste à côté. Nous ignorions qu’il y eût du pétrole - c’est le mot petrol qu’il emploie - mais peut-être n’est-ce qu’une pollution au pétrole, mystère. C’est étrange, le terrain semble à cent pour cent volcanique, n’est-ce pas incompatible ? Pour l’eau, ce n’est pas grave, nous essaierons ailleurs. Entrée en ville avec un arrêt chez le boulanger qui a toutes sortes de variétés de pain. Nous en prenons deux que nous n’avions pas encore vues. L’entrée en ville ressemble à l’approche. Nous nous laissons guider par les panneaux, c’est tellement bien indiqué que nous n’avons pas besoin de demander. Les rues sont pavées de petits blocs de ciment. En plus des nombreux ralentisseurs, nous devons chalouper entre les vagues du revêtement. La rue principale est une partie du bazar. Les voitures sont moins nombreuses qu’ailleurs, il y a juste ce qu’il faut, garées n’importe comment sur une ou deux files au parallélisme douteux, pour rendre le passage délicat. Quant aux piétons, ils sont partout, dans tous les sens, pas du tout gênés par les voitures pour marcher nonchalamment en diagonale tout en discutant. Ce n’est pas ici que nous ferons un excès de vitesse. Deux camps militaires bien fournis en barbelés et chars d’assaut encadrent la sortie de la ville où l’on passe des pavés en ciment à des pavés en pierre, moins réguliers. L’arrière plan reste le mont Ararat qui s’est rapproché avant de disparaître derrière la montagne à gravir.

Le palais d’İşak Paşa (Ishak Pacha) est bien visible, tout perché sur un promontoire avancé qu’il est, un site exceptionnel. Nous y assistons à une installation, une salle pour une conférence, pupitres, chaises de standings différents selon la proximité du pupitre, tables pour le thé… Le reste est en travaux, ils placent, sur chaque partie ouverte du palais, une couverture bombée en verre à la structure en bois et métal. Le mélange des styles des XVIIe et XXIe siècles est un peu surprenant. Les petites pièces du palais se ressemblent. Les parties les plus remarquables, selon nous, sont des magnifiques portails que le soleil du matin illumine et la vue sur le dôme de la mosquée et le monument funéraire depuis la première cour. À l’entrée du palais, nous avons fait la connaissance de H., sympathique étudiant en tourisme à l’Université à Van. Il s’exprime très bien en anglais et vend des souvenirs pour gagner un peu d’argent afin de financer ses études. Ses souvenirs sont de petits objets comme on peut en trouver un peu partout, les couleurs sont caractéristiques des Kurdes.

Nous montons ensuite à pied au vieux château qui surplombe la mosquée au-dessus du palais. Trois jeunes filles font la route avec nous jusqu’au parking qui en marque la fin. Le parking et ses alentours bruissent comme une ruche. Des dizaines de personnes, en famille, entre amis ou entre jeunes, vont et viennent, s’activent, développent les sacs qu’ils ont apportés, allument un feu, étalent des victuailles… un grand pique-nique est en préparation. On nous interpelle de partout sur un ton accueillant. Nous regretterons toutefois que les échanges se limitent presque toujours à « what’s your name? » « my name is… », « where are you from? » ; l’autre question qui démange souvent nos interlocuteurs est de savoir si nous sommes mariés, qu’ils posent en turc et que nous ne comprenons pas mais qu’ils accompagnent d’un geste, celui de frotter les deux index en nous désignant.

Le château a été construit sur un éperon rocheux, la partie la plus haute, la plus ancienne, semble se limiter, dans son état actuel, à un rempart, elle nous est totalement inaccessible. La partie basse est accessible par un étroit passage entre deux rochers dont nous abandonnons la conquête à trente mètres du but tant la descente de retour nous paraît dangereuse. Comment des hommes aux moyens techniques réduits ont-ils réussi cette construction ? Au retour, un arrêt à la mosquée permet d’apprécier la vue sur le palais et toute la plaine en contrebas.

La redescente de la route pavée est faite à la même allure que la montée, vingt-cinq kilomètres-heure, et ce n’est pas seulement pour admirer le paysage ! En ville, nous sommes à la recherche d’eau. Nous avions vu, en passant, deux ateliers de lavage de véhicules, il suffit de leur demander si l’eau est potable. À noter au passage qu’il est indispensable de savoir poser la question dans la langue des pays traversés lorsqu’on peut douter de la qualité du réseau de distribution. Nous ne retrouvons qu’un seul des deux ateliers. La réponse est matérielle ! Le patron me conduit à l’intérieur, lave un verre et le remplit pour me le donner. À mon tour, je le conduis au camping-car, lui montre l’orifice de remplissage, répète la question et là tout va mieux. Il cherche. Il a bien des tuyaux, mais ce sont des compresseurs, du coup, il va dans le jardin voisin où l’on construit une maison et, comme chacun sait, on ne fait pas de ciment sans eau. Il en revient bredouille et il lui vient l’idée d’utiliser son second compresseur à puissance réduite, je le vois faire des essais sur sa main. Et cela fonctionne ! Hélas, si la puissance peut être forte, le débit est très faible : beaucoup de très fines gouttelettes à forte puissance nettoient bien une voiture mais n’utilisent en fin de compte pas beaucoup d’eau. La conséquence en est la durée, nous « bavardons » comme nous pouvons, moi avec mes langues européennes et lui avec ses langues asiatiques, par gestes et en quelques mots universels : par où nous sommes passés en Turquie, les langues qu’il parle (turc, kurmandji et azéri), l’aménagement du camping-car jusqu’à ce que je lui demande d’arrêter l’eau - nous n’allons pas y rester une heure et le niveau indique soixante-quinze pour cent. Ensuite, visite du camping-car, paiement, ce qui constitue une exception, et lavage du pare-brise.

À la sortie de l’agglomération, la route monte à nouveau dans des montagnes de couleur sombre. Comme avant, les villages donnent l’impression d’un certain dénuement, maisons basses à toit plat dans des enclos de pierre, le tout sur fond de terre battue, pas de voiture. Une surprise nous attend de l’autre côté du col : en face, le massif de l’Aragatz (Արագած, 4 092 m), plus haut sommet de l’Arménie, et la plaine de l’Araxe dans lesquels nous nous sommes promenés il y a exactement deux ans. Sur la droite, nous essayons en vain d’apercevoir Yerevan (Երեվան) distante d’une cinquantaine de kilomètres. Seules des installations nucléaires de Metzamor (Մեծամոր) sont visibles et ce n’est pas ce qu’il y a de plus joli en Arménie. Seconde surprise, la transformation du paysage aux alentours d’Iğdır, plaine dont les cultures se partagent entre vergers et autres, précisément le même paysage que de l’autre côté de la rivière, ici sans la vue sur l’Ararat. Le temps de faire ces rapprochements et la route s’élève un peu, assez pour retrouver des terres incultes avec juste quelques herbes entre les cailloux. Nouvel arrêt pour demander de l’eau dans une station-service dont le patron, tout sourire après les mots de bienvenue habituels, m’amène à son réfrigérateur ! Retour au camping-car que nous avons garé à côté du tuyau qui est en train d’inonder ses rosiers. Il nous fait comprendre que pour se laver, l’eau est bonne, mais pas pour boire et lorsque je mime le brossage des dents, c’est non. Nous repartons après avoir refusé le thé proposé. La circulation est quasi nulle, à peine quelques camions et deux ou trois voitures d’Azerbaïdjan dont l’enclave du Nakhitchevan (Naxçıvan) est proche. Après la traversée de l’Araxe, la route monte sur des plateaux verdoyants où d’immenses troupeaux de vaches paissent, gardés par quelques bergers sans doute saisonniers.

Vers l’avant, le ciel déjà couvert se charge jusqu’à devenir noir d’encre et les premiers rideaux de pluie descendent. En fait, nous prenons une bonne douche, mais l’essentiel est tombé juste avant notre passage. La route dont l’asphalte est un vague souvenir à bien des endroits est dure mais la terre noire donne un teinte nouvelle au camping-car. Cet épisode se situe à Digor, un gros village dans une petite vallée. En en ressortant apparaît sur notre gauche une montagne toute ronde qui vient d’être repeinte en blanc, d’un beau blanc pur presque étincelant en comparaison du ciel. Nous n’avons plus qu’une hâte, celle de descendre à Kars au plus vite malgré l’état de la chaussée, nous savons d’expérience que le comportement du camping-car dans la neige est éprouvant. Le ciel reste chargé et, déjà en vue de la ville, nous prenons une belle averse de grêle, suffisante pour que les creux de terrain blanchissent, heureusement pas la route. D’ordinaire, les mauvaises routes s’améliorent à l’approche des grandes villes, ici, c’est le contraire. Elle n’était pas bonne et elle empire, truffée de nids de poule autour desquels je cherche à naviguer au mieux. Le passage des voies ferrées est épouvantable. En ville, les rues pavées de ciment ne sont guère mieux, tout en ondulations dans tous les sens, étonnant, c’est la première fois que c’est si mauvais. Avec la pluie, de nombreuses rues sont devenues boueuses tout en restant fermes.

La maison d’en face à notre arrivée sur l’artère principale arbore un grand panneau « Tourist information », il ne reste plus qu’à trouver une place. La recherche nous amène à visiter le centre où la densité de piétons est impressionnante. Après la recherche d’un emplacement gratuit pas trop éloigné à cause du temps qu’il fait, nous finissons sur un grand parking en plein centre. Le tarif est de trois livres pour le parking simple et de cinq livres si nous y passons la nuit. Évidemment, nous ne savons pas si nous allons y rester jusqu’à demain, mais comme on paie à l’entrée, il est plus simple de prendre le tarif le plus élevé. Ceci fait, sous un ciel redevenu noir, nous partons bien équipés pour l’office du tourisme. Une grosse averse d’orage ne nous décourage pas, mais attention ! Les maisons ont des gouttières dont la descente est assurée par gravité, sans tuyau. Les auvents des magasins dégoulinent fort aussi. Côté rue, éviter les éclaboussures des voitures. Éclaboussures ? comprendre eau et boue qui n’est pas loin. Les passants attendent sous les auvents mais la ville se vide, surtout dans la bazar. Vaillamment , nous atteignons le bureau d’informations touristiques pour nous entendre dire que c’est fini, on ferme ! Il semblait y avoir une exposition ou une réception à caractère scolaire, de nombreux enfants en uniforme viennent gentiment nous poser les questions habituelles. La question de savoir si l’on délivre ici des informations touristiques reste ouverte. Tant pis, nous partons à l’aveuglette avec les idées venues de la lecture des guides, étant dans l’impossibilité de les extraire des sacs sous cette pluie. Nous devons trouver une église et un pont grosso modo vers le nord-est, plutôt vers le bas (un pont). Nous repassons dans des rues parcourues lors de la recherche d’un stationnement à la différence près qu’il n’y a plus personne ni véhicule et que le relief des rues a été nivelé par des flaques marron. Une première fois, j’arrive à demander le vieux pont et l’on nous en donne la direction, exacte, nous le saurons après l’avoir trouvé. La deuxième fois est un flop, n’arrivant plus à retrouver comment on dit vieux et ayant aussi oublié le nom du pont, je demande le pont et notre interlocuteur semble dire qu’il y a plusieurs ponts, évidemment ! Ne nous affolant pas pour si peu, nous continuons, nous disant comme d’habitude que si on ne va pas voir, on ne sait pas. Et plus loin, nous tombons sur un petit parc propre - cela détone avec l’aspect boueux des rues - puis, juste au-dessus, une église de la même veine que de nombreuses églises arméniennes visitées il y a deux ans. Nous avons trouvé. Pierre noire, le basalte, comme à Clermont-Ferrand, haut tambour sculpté, les apôtres, couverture conique. Arrivés à la porte, un homme est en train de tourner la clé dans la serrure pour la fermer. Il rouvre et allume pour nous. Le temps de nous déchausser - l’église a été transformée en mosquée - nous sommes à l’intérieur, d’ailleurs moins intéressant que l’extérieur. Et plus bas, c’est bien la rivière ? Qui dit rivière dit pont. Une chance sur deux de partir dans la bonne direction en la suivant. À droite ? À droite. La rue qui n’a de rue que le nom est encore plus sale que les autres, les maisons, peu nombreuses, sont délabrées… mais que voyons-nous là-bas ? Le pont cherché. Il n’est pas du tout mis en valeur, entre ruine et végétation sauvage. Tout ancien qu’il est, il est toujours en service. Son nom ? Le guide nous le redonne, c’est Pont de Pierre (Taş Köprü), et il est certain qu’à le voir, il le mérite. De retour devant l’église, nous rencontrons un groupe de jeunes Arméniens (leurs minibus sont immatriculés en Arménie) auxquels nous demandons par quel poste frontière ils sont venus. Ils sont passés par la Géorgie. Le frontière toute proche est fermée depuis vingt ans, suite à la guerre au Haut-Karabagh, situation inchangée depuis notre séjour là-bas.

Retour en ville. À l’aller, nous avions été impressionnés par le nombre de marchands de fromage. Il serait impensable de repartir sans en acheter ce qui n’est toutefois pas une raison pour repasser par les mêmes rues. Chez l’un d’eux, le choix n’est pas énorme, il est plus une question d’âge donc de maturation. Notre choix se porte sur un morceau d’un spécimen un peu plus moisi que la moyenne qui l’est peu. Ce n’est qu’en retrouvant la rue que nous nous faisons la réflexion que ce marchand de fromage avait deux spécialités, le fromage et le miel. Nous pourrions en demander le prix. En ressortant, direction le camping-car pour ranger le fromage, qu’il a conditionné et qui va directement au réfrigérateur, et le miel, bien vertical et emballé pour éviter toute fuite.

Une anecdote pour terminer la journée : les toilettes du parking sont celles de la station-service contiguë. Ne pas oublier la lampe frontale, c’est mieux dans l’obscurité complète. Ne pas oublier son papier. En ce qui concerne la fermeture, on peut prendre sa clé de voiture ou une autre, elle ne servira à rien. Il ne reste qu’à espérer qu’un autre usager du lieu n’en aura pas besoin au moment où on l’occupe !

Dimanche 27 mai

de Kars à Yolboyu (photos)

Une fois de plus, cela devient une habitude depuis que nous sommes dans l’est, nous partons tôt. Il faut dire que le soleil se lève très tôt à la fois parce que le printemps avance et que nous sommes très loin vers l’est. De plus, le mauvais temps d’hier nous pousse à profiter du beau temps matinal.

Nous allons vers la frontière arménienne pour visiter le site d’Ani. Plus nous nous éloignons de Kars, meilleure est la chaussée. La route traverse une sorte de steppe d’altitude toute verte où les troupeaux de bovins sont nombreux. Le ciel est déjà ennuagé sur les montagnes mais clair à l’est. D’une belle lumière, le soleil inonde le site de cette ancienne capitale arménienne. On nous refuse le stationnement sur le parking devant les murailles et on nous envoie plus à l’écart, sur le parking d’un restaurant. Premiers visiteurs du jour, nous parcourons le site en tous sens, cherchant tous les détails mentionnés dans les guides. Nous ne descendons pas tout à fait jusqu’aux ruines du pont sur l’Arpa, frontière avec l’Arménie. Un berger qui a amené ses bêtes paître sur la pente nous parle de notre ancien président et de son projet de loi relatif aux génocides, ici, à cent mètres de la frontière, tout un symbole ! Les remparts restent impressionnants. S’il reste de beaux éléments, les autres constructions sont largement en ruine, c’est dommage parce que le site occupe une belle position, limitée à l’est pas le ravin de l’Arpa et à l’ouest par un autre ravin, et parce que l’ensemble devait être imposant. Sur la fin, en même temps que les premiers nuages, des groupes commencent à arriver, des Géorgiens, des Français… Nous retraversons le village d’Ocaklı et reprenons la route en regardant au passage les briques de bouses mélangées à de la paille sécher au soleil avant d’être entassées sur les murs ou en tas.

À Kars, les nuages ont envahi le ciel. Avant d’entrer en ville, nous nous arrêtons pour faire le plein. On vient nous offrir le thé avant que nous n’ayons eu le temps de descendre de la voiture, nous refusons et, toujours avant d’avoir mis pied à terre, on apporte deux verres de thé brûlant ! Après qu’il ait un peu refroidi, le temps de le boire, nous demandons le plein puis nous profitons de l’arrêt pour demander le plein d’eau. Pas de problème. Leur tuyau est un peu court, je dois aller me garer dans le fond. Ensuite, le débit étant ce qu’il est, nous échangeons tranquillement. Tout le personnel est jeune. Le pompiste parle anglais. Après avoir parlé de choses et d’autres, comme souvent, nous en venons, par je ne sais quel chemin, à la musique. Celui qui est avec le pompiste est un musicien chanteur connu en Turquie, Arif Gülcani. Nous pensons que son équivalent en France ne serait pas obligé d’être pompiste pour gagner sa vie. Comme de nombreux autres aşıklar (bardes), il s’accompagne au saz, un instrument traditionnel voisin du luth, et chante en turc, pas en kurde. Il a fait un CD qu’il nous propose. Mais n’en ayant pas avec lui, il nous suggère de passer dans un magasin en ville où nous pourrons le trouver. Après un long arrêt, nous repartons avec une adresse et le nom du musicien. Pour changer, nous entrons en ville par une autre route, encore pire que ce que nous avions vu jusqu’ici. Aujourd’hui dimanche, le stationnement est facile : au premier passage, nous trouvons une place à un endroit interdit devant le parking d’hier, juste en face, un magasin de musique. Nous y allons, ce n’est pas ce magasin, mais comme nous le disons depuis le début, les Turcs sont prêts à aider et l’un des jeunes nous accompagne chez un concurrent ! Là, ils ont bien le CD et nous demandent un quart d’heure pour le graver alors que nous pensions acheter un original. Nous allons faire quelques achats chez un marchand de fromage. Au retour le CD nous attend.

Nous quittons Kars par le nord, sortie aussi mauvaise que l’entrée. Il n’y aurait rien à signaler de la route ensuite si elle n’était pas en travaux du côté de l’intersection avec celle qui menait à Gyumri (Գյումրի), en Arménie. Elle monte sur un plateau bien vert avec de grands troupeaux et des lacs mais très peu de villages. Petit à petit, le ciel se dégage et nous retrouvons le soleil. La route traverse une petite ville sans attrait, Göle, où des grands travaux ont obligé à retirer toute la signalisation. Il n’y a personne à qui demander si nous sommes toujours sur la bonne route ! Nous continuons. La route descend dans une belle vallée sauvage dont un versant est couvert d’une forêt de résineux, il y avait longtemps que nous n’avions pas vu d’arbre. De l’herbe pousse sur l’autre versant, lorsqu’il n’est pas trop abrupt. Nous passons de temps à autre devant des sortes de villages vides aux maisons basses en pierre qui doivent être occupées par des transhumants le moment venu. Des fleurs envahissent les prairies ainsi que les bords de la route et les rives de la rivière. La rareté des parterres naturels de fleurs nous a frappés alors que dans le Caucase, ils étaient d’une richesse peu commune. Plus loin, nouveau changement de paysage : dans les vallées, les directions vertes, horizontale des champs et verticale des peupliers, contrastent avec les montagnes escarpées et dénudées aux teintes ocres et rouges qui en émergent, le tout forme un très bel ensemble sous le soleil. Les villages sont plus fréquents.

Nous nous arrêtons à la station-service du carrefour de Yolboyu pour la nuit. C’est presque devenu une habitude, nous sommes invités pour le thé par le groupe d’hommes qui occupe les lieux. Nous n’arrivons pas à savoir lequel est le responsable de la station, plusieurs sont des électriciens acrobates, ceux qui montent sur les pylônes construits sur les flancs des montagnes dans des sites plus vertigineux les uns que les autres et installent les câbles. Les aboiements de gros chiens dans la campagne troublent un peu le sommeil.


Lundi 28 mai

de Yolboyu à Erzurum (photos)

Les nuages qui avaient presque entièrement disparu hier soir ont fait place nette au ciel bleu. Le soleil bas renforce les contrastes de couleur. La route suit la vallée de plus en plus profonde de l’Oltu Çayı. Nous la quittons le temps d’une visite, celle de l’église d’İşan. La petite route de terre qui monte en lacets vertigineux au village est accrochée aux flancs d’un vallon où ne poussent que quelques fleurs. Contrairement à l’indication donnée au carrefour, elle ne fait pas sept mais seulement cinq kilomètres, deux de moins dans ces conditions, c’est appréciable. Comme une oasis perchée, le village, noyé dans la verdure, domine le vallon. Sur place, par un jeu de canaux, l’eau court partout ce qui doit expliquer à la fois la concentration de la verdure et son absence dans le vallon. Nous parcourons l’oasis à pied. Les habitants font des jardins entre les maisons et les grands arbres, noyers, mûriers et pêchers. L’église géorgienne qui nous amène est en ruine, mais les restes sont originaux et intéressants avec de hauts murs. Son haut tambour de pierres rouges sculptées ouvre sur le ciel et les arbres. La redescente de ce perchoir se fait à vitesse réduite et, comme à la montée, nous ne croisons heureusement aucune voiture.

Peu après le retour dans la vallée, nous bifurquons vers le sud pour remonter la vallée du Tortum Çayı. Monter signifie aussi perdre les fonds de vallée verdoyants. Avant de s’ouvrir sur le lac de Tortum, le relief est saisissant. Autour du lac, le paysage est minéral. Nous ne retrouvons une oasis qu’en montant au village de Çamıyamaç où se cache une autre église géorgienne, celle du monastère d’Öşk. Le village conserve quelques belles maisons en bois, il est dommage que les nuages d’orage noirs aient envahi le ciel. Nous montons jusqu’à l’église en voiture, une nouvelle fois sans en croiser d’autre sur la voie unique qui traverse le village. Aucune voiture ne l’occupe, mais le parking sur la place est payant. Vu le prix démesuré demandé pour cet endroit isolé, nous rebroussons chemin pour prendre place à l’entrée du village et le traverser à pied. Ici, la pierre est noire ce qui rend l’église plus austère que la précédente d’autant plus qu’elle est délabrée et pas entretenue. Les agriculteurs, tout occupés à leur jardin, nous saluent au passage.

En haut de la vallée principale, la route arrive sur un plateau de pâturages qui se poursuit jusqu’à Erzurum. Arriver dans cette ville par son entrée nord, une zone industrielle et commerciale sombre puis des habitations basses en piteux état et sales, et un ciel chargé ne la rendent pas attrayante. Stationnement sans difficulté au centre. La découverte de l’artère principale commence par une visite de la Médersa aux deux minarets (Çifte Minare Medresesi) où nous trouvons porte close pour des travaux de restauration qui dureront plusieurs années. Vient ensuite la Grande mosquée (Ulu Camii) où nous rencontrons un Turc francophone qui donne des informations sur l’édifice et nous invite ensuite à prendre un thé. Il amène la conversation sur la décidément très présente question du génocide arménien. Son point de vue ne correspond pas à celui que l’on entend en France. Selon lui, les Arméniens - rappelons au passage que ceux que nous appelons ainsi avaient la nationalité turque - ont profité de l’agression russe pour se retourner contre les autres Turcs en pensant pouvoir bénéficier du soutien russe, l’équivalent, toujours selon lui, d’un coup de poignard dans le dos. C’est à ce moment que ces Arméniens auraient perpétré un génocide à l’encontre des autres Turcs ; si on les exhumait, les cadavres des cimetières et fosses communes montreraient que ce sont ceux de femmes et d’enfants turcs. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’ils aient ensuite été victimes de quelques représailles. La question étant brûlante, ni nos connaissances historiques trop parcellaires et incertaines ni le lieu ne permettent de réagir. Les souvenirs du Mémorial au génocide à Yerevan sont encore présents à notre esprit. Comment concilier des points de vue aussi opposés ? Il doit être possible de porter un regard neutre sur une question purement historique avant de connaître la réalité des faits et de se forger une opinion, mais ce ne peut être ni ici, ni en Arménie, ni en France d’ailleurs. Cette conversation est troublante, son intérêt est l’expression d’un point vue contradictoire qui ne saurait être définitif. Après ce thé et quelques mots échangés avec les deux étudiants de la table voisine plus occupés à compter fleurette qu’à parler de leurs études d’allemand, nous poursuivons la visite de la ville. Nous serions bien allés voir la médersa Yakutiye, mais notre guide nous dit qu’elle sera encore là demain et il cherche le Caravansérail de pierre (Taş Hanı) qui devrait pourtant être lui aussi là demain ! C’est sans importance puisque nous comptons effectivement poursuivre la visite demain matin. De l’extérieur, ce caravansérail ressemble à une petite forteresse. À l’intérieur, ce ne sont que des boutiques consacrées à la vente d’objets utilisant l’obsidienne dont de nombreux bijoux et chapelets (tespih). Comment tous ces commerçants qui vendent exactement les mêmes produits peuvent-ils vivre ? Bien qu’accompagnés par un francophone, nous n’avons pas de réponse. Avant de nous séparer, il nous donne son numéro de portable de façon à pouvoir l’appeler si nous le souhaitons.

Nous retournons au camping-car par l’avenue piétonnière aux statues étonnantes. Pour la nuit, suivant les conseils, nous allons chercher un emplacement vers les quartiers récents du sud. Sans succès, nous partons vers l’ouest et demandons dans une station-service où l’on nous installe en parallèle avec la route, tout près des pompes, ce qui nous fait un peu peur parce que nous cuisinons au gaz. Bien que la route soit la principale qui traverse la Turquie et que les bus de la ville s’arrêtent à la hauteur de la station, la nuit est calme.


Mardi 29 mai

d’Erzurum à Güneyce (photos)

Des nuages couvrent déjà les montagnes derrière la ville. L’altitude de la ville est de près de 2 000 m et l’arrière-plan dépasse les 3 000. Le matin, l’air est donc vif malgré le soleil. Nous sommes tôt en ville, ni les magasins ni les mosquées ne sont ouverts.

La médersa Yakutiye est bien toujours là. Son beau portail à stalactites n’est pas encore touché par le soleil. Un musée et une exposition de peintures bénéficient de l’intérieur et le mettent en valeur. Une exposition de photos occupe la place devant. Après ce parcours culturels, nous passons par un supermarché. Tout est très cher. De retour dans les rues, nous prenons des fruits et des légumes à des marchands ambulants et des petits magasins. Un horloger change la pile d’une de nos montres.

De retour au camping-car, nous partons vers l’ouest, direction du retour ! En fait, nous suivons la route 100 sur une vingtaine de kilomètres avant de partir vers le nord en direction de la Mer Noire. Cette route est secondaire à tous points de vue ! Là où elle n’est pas en travaux, sa chaussée est truffée de nids de poule. Les petites montagnes sont uniformément vertes, émaillées de ruchers transhumants ou d’emplacements pour des ruchers. La saison n’est pas assez avancée pour que tous soient installés, les retours commencent tout juste. Nous voyons par contre les installations qui restent à l’année, petites constructions de bric et de broc réalisées par adjonctions successives et emplacements prêts pour la pose des ruches. À l’occasion d’un arrêt, nous rencontrons un couple d’apiculteurs transhumants, lui parle un peu allemand, ils tiennent absolument à nous offrir quelque chose, du thé ? D’accord, mais ils n’en ont pas de prêt, c’est l’heure de la prière pour sa femme et c’est elle qui le prépare. Nous n’avons besoin de rien mais ils cassent des grosses noisettes pour nous ! Ils viennent de Rize, sur la côte où ils passent l’hiver. Ici, l’hiver vient de finir, les arbres n’ont pas encore de feuilles. Au départ, le ciel s’est assombri, les rayons de soleil ont du mal à passer. Les voitures sont rares, les villages aussi, la route ne rentre pas dans la seule ville du trajet, İpsir. Le dernier des trois cols est à 2 600 m d’altitude. Comme dans les vallées, l’hiver vient de passer, c’est dire qu’ici la neige recouvre encore presque tout le paysage, surtout les montagnes de part et d’autre. Les baraquements d’apiculteurs sont remplacés par des villages de transhumance dont les habitations et les étables basses sont construites en pierre. Les premiers troupeaux arrivent bien que les ressources végétales soient réduites. La neige, sous le soleil revenu, éblouit.

Après ce col, la route descend la vallée du court fleuve İyidere Çayı. La chaussée est bonne, mais la pente est impressionnante. Elle est telle que nous retrouvons bientôt une végétation abondante, avec tout d’abord de belles prairies fleuries de massifs de rhododendrons jaunes, puis de grandes forêts. Étagés sur de fortes pentes, les villages avec leurs belles maisons en bois dans leur cadre de verdure rappelleraient presque les alpes suisses ou autrichiennes. La route semble descendre sans que la hauteur des montagnes ne diminue, la vallée n’en paraît que plus étroite et plus profonde. Les versants sont vertigineux. Les forêts qui les couvrent laissent peu à peu place à des buissons bien rangés et parcourus de petites routes et de chemins. De temps à autre, des femmes y cueillent quelque chose. Un temps gris et humide s’est installé, la plupart de ces cultures se trouvent sur l’autre rive, un peu plus éloignées, nous n’arrivons pas à être sûrs, ne serait-ce pas du thé ? Nous nous arrêtons souvent et trouvons finalement un groupe de femmes de retour de cueillette avec leur récolte. Notre intuition avait vu juste. Elles déposent leur cueillette à l’étage d’un hangar d’où il tombera dans la benne du camion qui viendra la prendre. Voilà déjà plusieurs kilomètres que nous sommes attentifs à tout ce qui pourrait ressembler à un emplacement pour la nuit. Le relief rend ténu l’espoir de trouver. Sur la fin de la traversée de Güneyce, une place au petit parking de la mairie nous attend. Nous la prenons. Dormir dans un village, c’est bien, il serait encore mieux que tout le monde sache ce que c’est que cette voiture étrangère peu commune qui s’est arrêtée là. La méthode est simple : nous nous installons à une table de la maison de thé d’en face et nous commandons deux verres de thé. L’attente n’est pas longue. Un homme entre, s’installe à la même table que nous - ceux qui étaient là n’ont pas osé le faire - et commence à parler. Il s’exprime en anglais et manque totalement de discrétion. Ce n’est pas très agréable, c’est un peu comme si nous parlions à tout le monde sans nous adresser à eux, mais efficace. Nous parlons et il traduit pour l’assemblée. En deux minutes, chacun sait que nous sommes des touristes français, que nous visitons la Turquie, un beau pays, que nous nous arrêtons ici pour passer la nuit et plein d’autres choses encore ! Accompagnés de notre interprète, nous allons ensuite faire un petit tour dans l’un des trois supermarchés du village. Celui-ci fait deux pièces qui regorgent de tout. Le plus impressionnant est le sucre qui arrive par sacs de vingt kilos que le patron détaille. Cette preuve de consommation élevée est à relier à celle du thé, vendu ici en sachets de cinq cents grammes. On nous présente les variétés de production locale, sans que nous n’arrivions à en saisir les différences. Nuit d’un calme absolu avec un peu de pluie.


Mercredi 30 mai

de Güneyce à Eynesil (photos)

Ce matin, le temps est gris sans pluie, nous décidons de remonter la vallée à pied jusqu’à l’usine de thé. La pluie commence moins de deux cents mètres plus loin, je vais chercher le camping- car et nous remontons la vallée jusqu’à trouver une plantation en bordure de route, pour observer ces arbustes. En redescendant, nous voyons, au bout d’un pont, sur l’autre rive, deux femmes en train de mettre en sac de fins branchages marron. Nous allons voir. Ce sont manifestement des résidus de traitement du thé cueilli, mais à quoi les destinent- elles ? La scène est observée, nous sommes pratiquement au pied d’un immeuble de bureaux officiels dans lequel tout le monde a interrompu son travail pour se pencher par les fenêtres ! Des quatre étages, on nous invite pour le thé, nous remercions et repartons.

Arrêt à l’usine. C’est encore dans la série « si on ne va pas voir, on ne sait pas » ou « si on ne demande pas, on ne voit pas », bref, nous aimerions bien visiter. Le gardien à l’entrée ne parle que turc, nous lui expliquons par gestes. Refus ! Aurait-il mal interprété ? Nous insistons, refus. Sa guérite contient des sachets de thé, les mêmes que dans le petit magasin d’hier. Pour le choix, méthode est simple, on nous propose de les goûter. Les échanges, limités pour des questions de langue, permettent toutefois de comprendre que le refus vient d’un chef. Nous n’en saurons pas plus et repartons avec plusieurs paquets d’une livre. Nouvel arrêt au magasin d’hier. Bien que sans interprète, les échanges avec le patron sont bien plus cordiaux qu’hier, il faut toujours se méfier des relations entre les personnes dans les villages !

Cette fois, nous partons pour de bon. La pluie a cessé et, progressivement, la vallée s’élargit sans que cela ne change la monoculture en place. Les théeries se succèdent au rythme d’une par village. La mer approche, il ne serait pas raisonnable de quitter cette région sans réessayer de demander à en visiter une. Aussitôt dit, aussitôt fait. Arrêt devant l’une d’elles. Je vais voir le gardien et lui pose, par gestes, la question de la visite. Il ne peut évidemment pas me répondre sans en référer à ses supérieurs. Nous nous retrouvons ainsi dans un vaste bureau qui ressemble à un bureau de direction et dans lequel se trouvent quatre hommes habillés comme des responsables. Le gardien pose la question pour moi, aucun ne parle anglais. Pas de réponse. Ils se concertent mais je ne comprends rien. La réponse arrive cinq minutes plus tard sous forme matérielle puisqu’une autre personne entre avec deux uniformes blancs bien pliés. Mon petit bagage de vocabulaire suffit à expliquer que je dois aller chercher ma femme dans la voiture. Ils savaient, les informations vont vite, comment pouvaient-ils savoir ? Il est vrai qu’ils ont apporté deux uniformes, mais le gardien n’a pas quitté la pièce et nous sommes garés à trois mètres du portail mais derrière une haie, mystère ! Nous enfilons les uniformes, des uniformes légers jetables, et nous sommes conduits en délégation à l’intérieur alors qu’un employé est arrivé qui parle un peu anglais. Les camions sont pesés à leur arrivée et sans doute après déchargement aussi. Les feuilles de thé sont lavées et passent à la fermentation. La chaleur lourde du lieu est pesante. La chaîne de traitement est continue, les feuilles qui avancent sur des tapis roulants vibrants sont remuées… Dans le local contigu, la chaîne se poursuit avec le broyage et la séparation des impuretés, nous y retrouvons les résidus que des femmes mettaient en sac plus tôt. La visite est assez rapide et ne permet pas de retenir toutes les étapes. Je n’avais pas osé, je finis par demander si je peux photographier. Bien sûr ! Ensuite, les ouvriers veulent tous être pris en photo ! Le processus s’achève avec le remplissage de sacs. Dans cette usine, contrairement à celle que nous n’avons pas pu visiter, le thé est réduit en poudre, pour faire des sachets à laisser infuser dans une tasse. La préparation de ces portions n’est pas faite sur place, ici les sacs font cinquante kilos ! On nous offre toutefois deux sachets d’une demi-livre. Nous ne sommes pas parvenus à comprendre la durée de l’ensemble des opérations. Retour à la fraîcheur relative du soleil à l’extérieur. Remerciements, photo de groupe et nous reprenons la route.

Nous avons bien fait de demander ici, la route s’arrête peu après, au carrefour avec la route côtière. Tout droit, la Mer Noire. Vu la couleur du ciel, elle porte bien son nom. La route côtière, axe rapide à deux fois deux voies séparées, suit le rivage de près. Les possibilités d’arrêt sont limitées, les accès à la mer aussi. De l’autre côté, des maisons presque tout le long, des immeubles aux traversées de ville. Ce premier contact visuel avec la Mer Noire n’est pas enthousiasmant. Il n’y a quasiment pas de plage, lorsqu’il y en a un bout, il est tout petit, de sable gris et assez sale. Vers l’est, la vue ne porte pas plus loin que les énormes masses nuageuses noires qui masquent les montagnes et rendent incertaine la perception d’un horizon en mer. Tout en étant légèrement brumeux de chaleur, l’ouest est à peine mieux loti. Espérons que ce mauvais temps n’est pas durablement installé et que, plus tard dans la journée ou un autre jour, il laissera place à du ciel bleu. En ce qui concerne cette région, la culture du thé serait-elle aussi développée si le temps n’était pas humide donc couvert ? Pour aujourd’hui, l’objectif étant de visiter Trabzon, nous avançons sans regret. Le thé cède petit à petit du terrain aux noisetiers qui finissent pas occuper toute la place disponible jusqu’aux habitations.

Coincée au bord de la mer, l’entrée dans Trabzon n’autorise pas l’erreur et nous faisons bien. Au centre, devant une grande place, l’espace Atatürk (Atatürk Alanı) du parc Meydanı, je prends à gauche, comme par miracle, nous ne tardons pas à constater que c’est la seule issue et qu’une place est libre dans la montée ! Nous n’avions pas encore vu de ville comme celle-ci. Il y a beaucoup de monde dans la rue, les tenues sont occidentales à presque cent pour cent. Comme il fait chaud, c’est occidental court. Les jeunes déambulent nonchalamment en groupes mixtes, achètent des glaces, plaisantent… Nous suivons une longue rue piétonnière dont les magasins mêlent la mode récente à la restauration turque. Après le passage du premier rempart, nous allons voir la mosquée Ortahisar Fatih, ancienne église de la Vierge à la Tête d’or ; après le second, c’est la mosquée Gülbahar Hatun, dans le parc Atatürk où a été remonté un ancien grenier à céréales en bois sur pilotis ; nous terminons ce parcours par la mosquée Yeni Cuma, ancienne église Saint-Eugène que nous ne trouvons pas sans aide et vers laquelle deux hommes qui bavardaient ensemble se dirigent. Sans être exceptionnels, ces édifices donnent à voir des exemples intéressants d’architecture ancienne remaniée. Au lieu de revenir directement, nous descendons jusqu’au bazar. Nous avons la surprise de constater que presque tous les magasins sont tenus par des femmes alors que cela avait été l’inverse jusqu’ici. L’affluence est telle que nous avançons doucement. Production de la région, les commerces de noisettes ont pignon sur rue. Les vêtements y occupent beaucoup de place. Comme souvent, il ne nous serait pas possible de dire par où nous sommes passés. De retour, après avoir inutilement promené notre parapluie, nous partons pour le haut de la colline de Boztepe pour la vue sur la ville et son site de bord de mer.

La site de visite suivant est un peu éloigné pour y aller à pied. C’est une autre Sainte-Sophie (Aya Sofya), basilique du début du XIIIe siècle, au parcours historique cahoteux, actuellement musée. Sa situation dans un jardin au-dessus de la mer est agréable. Après un ondée orageuse, le soleil illumine le beau fronton de son portail sud. L’intérieur est largement recouvert de peintures byzantines qui méritent qu’on s’y attarde. C’est un passage obligé des groupes. Comme il est l’heure d’avancer un peu, nous repartons vers l’ouest. En regardant dans cette direction, la moitié gauche de la vue est prise par des cultures de noisetiers. Droit devant, la route bordée de maisons ou d’immeubles sur son côté gauche. Sur la droite, la Mer Noire dont la couleur alterne du bleu au noir selon le ciel. Il n’y a pas plus de plage qu’avant. Les seuls espaces libres sont les parkings des villes. C’est sur l’un d’eux que nous finissons par nous arrêter. Le parking est utilisé par les camions qui s’arrêtent pour la nuit et dont on voit les chauffeurs aller faire quelques achats en ville et revenir. La chaleur est moite, l’orage gronde autour.

Suite du voyage de 2012

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